"Le propre du roman c'est d'avoir pour forme son fond même."
Maurice Blanchot
Blanchot est bien sentencieux…

RESUME : Trafic est l’histoire d’une apparition, puis d’une disparition. Entre les deux, un voyage improbable en Louisiane, où il sera entre autres question d’un film et d’un pactole. (…)
S’y déploie une incessante pulsion désirante (…).
J’ai lu, par curiosité d’écriture contemporaine, ce second roman de Galien Sarde, un auteur dont je ne manquerai pas de lire le précédent roman et de suivre les futurs écrits : j’ai vécu au final – comme si j’avais grimpé dans un bus dont la destination était laissée au hasard –, une escapade originale, menée incontestablement par une plume de choix.
Trafic, roman épuré de 135 pages pouvant se lire d’une traite, est un court thriller doublement attrayant (forme et fond) dont le titre se révèle multisens.
J’en ai relevé trois.
Non sans originalité (style et fond), j’ai été balancée à partir de l’incipit (un embouteillage provoqué par un accident) entre un film, les réminiscences d’un autre accident non survenu, Vincent & Manon, les deux protagonistes dont les mœurs et les sentiments sont quelque peu atypiques. Et des billets verts ! (deuxième sens du mot « trafic » : la source dudit « pactole »), ceci au rythme d’une tension dirigée par une plume fort plaisante, fleurant bon les beaux mots, joliment et savamment tournés (chose relativement rare aujourd’hui) :
« Escorté en hauteur par ces établissements financiers, leurs corniches happant de vertige, mais aussi bien leurs ombres et les miroitements qu’ils lançaient dans la clarté matinale, s’allégea graduellement ce qui, depuis sa sortie de la voiture, avait pesé trop lourd au bout de son bras tendu, qui se décontracta un peu, et s’amoindrit d’autant la vigilance de son esprit, rasséréné. Il avait bien fait de laisser le pistolet dans la boîte à gants de la voiture : il n’y avait rien à craindre ici, rien du tout. Visiblement, l’argent lissait tout, dénouait tout – en un sens, faisait la police, transcendant. »
« À l’extrémité de la voie rapide, les voitures s’inséreront au compte-gouttes dans le rond-point comme dans une effervescence giratoire, et, cinquante mètres avant, équipés de sifflets et de matraques luminescentes, deux policiers aux traits tirés, visiblement touchés, l’air presque absent, en réguleront durement le flot, le jugulant – des accrochages d’impatience ne seront pas à exclure –, ou bien l’encourageant rigoureusement – inutile de s’appesantir à proximité de l’accident, dont on pourra encore considérer quelques éclats, quelques restes indistincts entassés sur le bas-côté, obscurs débris crépitant de soleil et qu’enlèvent trois hommes en gilets jaune fluorescent, dont on dirait qu’ils sont plongés dans un mirage ou qu’ils marchent sur une autre planète. À part ces traces, plus rien. Plus rien ne sera visible, où que ce soit. Par terre, les ombres légères qui sont apparues tout à l’heure, quand les camions furent retirés, comme si leur masse s’était tatouée sur l’asphalte, empêché temporairement d’accueillir les rayons du soleil, se sont déjà volatilisées. Et il en est de même des sombres traînées inaugurales, qu’on a complètement effacées. Elles étaient pourtant effrayantes – on eût dit que la route avait reçu des coups de fouet. »
Et selon une épure stylistique haut de gamme – part aussi importante du roman contribuant au plaisir de la lecture – magnifiquement réussie.
La fin est exaltante, et le chapitre 13, l’avant-dernier, carrément excellent !
Subjectivement, hélas, sur le plan humain, mon œil féminin (âgé) a été déçu, non attiré par les personnages peu réalistes ni convaincants qui m’ont laissée de marbre froid : une « pulsion désirante… » obsessionnelle… tristement intéressée.
Des protagonistes aux mœurs et sentiments quelque peu atypiques.
Vincent, un jeune homme actif qui réussit bien dans sa carrière, protagoniste n° 1, a rencontré Manon (n° 2) à Paris, il y a quatre mois – où précisément, comment, quelle idylle ont-ils partagée ?
Le roman est muet, nous plongeant immédiatement – et pour le tout peut-on dire – dans l’attraction sur lui provoquée par Manon :
« Il était alors temps que Vincent change d’air. Les semaines ayant précédé son départ avaient en effet vu s’accumuler les désillusions, s’installer un état de frustration chronique sans équivalent. Son travail lui apparaissait toujours davantage comme un supplice, il en touchait quotidiennement le fond, sans pourtant cesser de s’y noyer. Plus d’argent. Vincent avait envie de disposer de nettement plus d’argent (…) de bouleverser son quotidien. Lorsqu’il parvint à la revoir (…) Manon cristallisa ce souhait, ainsi que ses rêves. Elle allait même l’aider, de manière déroutante, à ce qu’ils prennent corps. À son contact, effectivement, des limites reculèrent sur-le-champ – s’éclipsèrent. Sa beauté, sa façon de traverser la vie délivrèrent de nouveaux contours aux choses, modifièrent leurs dimensions habituelles. (…) Par là-même, Vincent entrevit la possibilité de retrouver de l’insouciance, non en revenant en arrière, en recourant aux formules féeriques du passé, mais en se plaçant dans le sillage d’une licence pour lui inédite, venant de Manon. Plus ou moins sciemment, il lui emboîta le pas, se plaça dans la roue de son existence souveraine, qui l’enchantait littéralement. Ce qui lui manquait confusément, il l’avait trouvé grâce à elle. »
… et le film qu’elle a tourné juste avant leur rencontre, attraction concomitante à l’urgence soudaine de Vincent de changer d’air, s’accrochant « parasitairement » aux facilités offertes par le train de vie de Manon, dans un milieu arrosé où les fêtes et les verres se succèdent…
« Suite à sa mission cannoise, de retour à Paris, assez vite Vincent se retrouva de plus en plus souvent chez Manon, dans la facilité de l’appartement où elle venait d’emménager. Régulièrement, des inconnus y faisaient des apparitions le temps d’un verre, d’une affaire dont il fallait absolument parler, sur lesquels, lorsque l’heure s’y prêtait, s’improvisaient toujours des soirées sans fin. Le salon, alors, débordait, fragmenté dans la première chambre, le couloir et l’entrée, passé laquelle les pas filaient vers d’autres appartements ou jusqu’au bar enfumé qui, à deux rues de là, restait ouvert jusqu’au matin. Les nuits étaient fraîches et dorées, dans lesquelles Vincent revivait. (…) Ce fut également dans ces eaux-là que Vincent se souvint que Manon avait joué dans un film, peu avant de la rencontrer. Il l’avait complètement oublié, de même que ce qu’elle lui en avait dit. (…) Tout se passait au fond, comme si, pour Vincent, le rêve continuait grâce au film, son emprise ; comme si celui-ci redonnait à Manon son charme premier et, pour tout dire, irrésistible, pour le meilleur et pour le pire. »
Pulsion désirante, soit, mais Amour où es-tu ?
Vincent tente de se disculper :
« Il aurait pu au moins s’apercevoir que sa situation financière n’était pas loin d’atteindre son point de rupture, et, pourquoi pas, passé l’émerveillement initial, considérer sous un autre œil l’ensemble des fêtes se succédant chez elle (…), et de là, l’aider à installer un peu de la tranquillité dont elle aurait eu besoin autour d’elle. (…) Quoi qu’il en soit, assurément, Vincent aurait pu, Vincent aurait dû deviner tout cela. Mais il n’en fit rien, se laissant mystifier par l’aplomb de celle qui l’évadait. (…) Et puis comment aurait-il pu savoir ce qui la tourmentait vraiment, la part d’ombre du tournage, qu’elle contenait en elle, et qui devait pourtant lui échapper ? (…) Que restait-il à envisager, à partir de là ? Quelle solution, que faire ? Ce que Vincent avait éludé avant de voir le film, et qu’il avait omis de faire depuis : parler vraiment à Manon, évoquer si peu que ce soit le film avec elle. Aussi, par un soir estival, Vincent se jeta-t-il enfin à l’eau, devant deux flûtes dans lesquelles montaient vivement des chapelets de bulles dorées (…) »
De Manon, présentée dans une parité qui s’effritera vite – tout tournant autour de la « pulsion » de Vincent, objet de démonstration du livre –, on ne connaîtra, en dehors de sa plastique et de son attrait rayonnants décrits par Vincent, qu’un être misérablement froid, plus préoccupé d’expédients…
« À ses côtés, sur le siège passager, Manon a l’air détendu. Son visage est impassible. Depuis l’inspiration brève, heurtée, tout à l’heure, aucun son n’est sorti de ses lèvres. Venant d’allumer la radio, elle zappe, d’une voix radiogénique, d’un jingle à l’autre, volume au maximum. Vincent ne se rappelle pas l’avoir vu réagir – peut-être a-t-elle vaguement tourné la tête quand il a freiné, fermé les yeux – et elle ne semble pas éprouver de contrecoup. (…) Manon, de son côté, réprime un bâillement, elle passe tranquillement en revue les pages glacées d’un magazine pris derrière. (…) Elle réprime un second bâillement, et, le regard toujours clair, dirigé droit devant, elle reprend : – On a pensé à prendre la crème solaire ? »
Quels sont ses sentiments, au moins pour Vincent ? On ne le saura pas…
Un seul passage me l’a rendue véritablement humaine :
« Après un regard à l’une des fenêtres, où la nuit prenait corps, Manon se leva calmement, fit quelques pas en direction de la zone la plus sombre du salon où, mains dans le dos et yeux levés vers les moulures du plafond, elle s’appuya contre la double porte vitrée pour respirer. »
De manière tout aussi épurée, l’histoire nous dit peu de choses sur les protagonistes (qui m’ont été d’emblée antipathiques) : j’ai appréhendé Vincent comme un mâle égoïste, et Manon, une calculatrice froide dont le comportement fournira, dans l’épilogue, le 3e sens du mot « trafic » – à tout le moins nous le laissera interpréter – déboulant dans l’oralité du mot : « trafiquer » ou « traficoter ».
Peut-être y-a-t-il là un phénomène générationnel qui a interféré ? Ou n’est-ce, tout simplement, parce que je suis une fan invétérée de Duras : « à Calcutta, non, à aucun moment à Calcutta la nourriture ne se confond avec la poussière, les choses triées avec précision, l’esprit n’est plus là pour le faire, autre chose trie pour lui ce qui se présente. » (Le Vice-Consul).
Cet avis sur le fond du livre (qui vaut la peine d’en débattre) est totalement subjectif. Je n’ai également fourni que quelques extraits (le choix était large) qui attestent néanmoins d’une plume talentueuse, méritant manifestement d’être suivie. Assurément lirai-je Échec & mat, son premier roman encensé, publié chez le même éditeur.
À suivre…