TRAFIC de Galien Sarde. Fond & Style.

Blanchot est bien sentencieux…

"Le propre du roman c'est d'avoir pour forme son fond même."

Résumé : Trafic est l’histoire d’une apparition, puis d’une disparition. Entre les deux, un voyage improbable en Louisiane, où il sera entre autres question d’un film et d’un pactole. (…) S’y déploie une incessante pulsion désirante (…).

Un roman qui séduit est une histoire qui retient voire emporte, racontée par une plume qui le rend parfois excellent.

J’ai lu, par curiosité d’écriture contemporaine, ce second roman de Galien Sarde, Trafic, roman épuré de 150 pages, court thriller doublement attrayant (forme et fond) dont le titre se révèle multisens. J’ai vécu pour ma part une escapade originale, comme si j’avais grimpé dans un bus dont la destination était laissée au hasard, menée incontestablement par une plume de choix.

La plume

« Il sonde (Galien Sarde) la fiction et les liens qu’elle entretient avec le désir. Métaphore première de celle-ci, la lumière – partant, les couleurs – occupe une place de choix dans son style qui conjugue réalisme et onirisme.… »

Trafic, épure stylistique haut de gamme. Palette riche en couleurs. Décors prenants. Personnages bien dépeints. Les mots ne sont pas en reste. Les beaux fleurent bon. Les phrases sont joliment et savamment tournées (trop ?) ce qui est une part aussi importante du roman contribuant ou suffisant, parfois, au plaisir de la lecture pour les esthètes. 

« Escorté en hauteur par ces établissements financiers, leurs corniches happant de vertige, mais aussi bien leurs ombres et les miroitements qu’ils lançaient dans la clarté matinale, s’allégea graduellement ce qui, depuis sa sortie de la voiture, avait pesé trop lourd au bout de son bras tendu, qui se décontracta un peu, et s’amoindrit d’autant la vigilance de son esprit, rasséréné. Il avait bien fait de laisser le pistolet dans la boîte à gants de la voiture : il n’y avait rien à craindre ici, rien du tout. Visiblement, l’argent lissait tout, dénouait tout – en un sens, faisait la police, transcendant. »

« À l’extrémité de la voie rapide, les voitures s’inséreront au compte-gouttes dans le rond-point comme dans une effervescence giratoire, et, cinquante mètres avant, équipés de sifflets et de matraques luminescentes, deux policiers aux traits tirés, visiblement touchés, l’air presque absent, en réguleront durement le flot, le jugulant – des accrochages d’impatience ne seront pas à exclure –, ou bien l’encourageant rigoureusement – inutile de s’appesantir à proximité de l’accident, dont on pourra encore considérer quelques éclats, quelques restes indistincts entassés sur le bas-côté, obscurs débris crépitant de soleil et qu’enlèvent trois hommes en gilets jaune fluorescent, dont on dirait qu’ils sont plongés dans un mirage ou qu’ils marchent sur une autre planète. À part ces traces, plus rien. Plus rien ne sera visible, où que ce soit. Par terre, les ombres légères qui sont apparues tout à l’heure, quand les camions furent retirés, comme si leur masse s’était tatouée sur l’asphalte, empêché temporairement d’accueillir les rayons du soleil, se sont déjà volatilisées. Et il en est de même des sombres traînées inaugurales, qu’on a complètement effacées. Elles étaient pourtant effrayantes – on eût dit que la route avait reçu des coups de fouet. »

L'histoire

Non sans originalité et au rythme d’une tension soutenue, j’ai été bringuebalée dès l’incipit (un embouteillage provoqué par un accident : premier « trafic ») entre un film, les réminiscences d’un autre accident (non survenu), Vincent & Manon, les deux protagonistes dont les mœurs et les sentiments sont quelque peu atypiques et des billets verts ! (deuxième sens), source dudit « pactole ».

Vincent & Manon… Vincent, protagoniste n° 1, un jeune homme actif qui réussit bien dans sa carrière, a rencontré Manon (n° 2) à Paris, il y a quatre mois. La femme fatale… Manon : y aurait-il un rapprochement avec la Lescaut ? Franchement, je n’y ai pas songé du tout. J’ai lu l’histoire au temps présent : « Trafic », mot multisens, j’en ai relevé trois. La fin est exaltante, et le chapitre 13, l’avant-dernier, carrément excellent ! 

Nuage dans mon ciel féministe : la pulsion désirante

Une pulsion obsessionnelle… Tristement intéressée… 

« Il était alors temps que Vincent change d’air. Les semaines ayant précédé son départ avaient en effet vu s’accumuler les désillusions, s’installer un état de frustration chronique sans équivalent. Son travail lui apparaissait toujours davantage comme un supplice, il en touchait quotidiennement le fond, sans pourtant cesser de s’y noyer. Plus d’argent. Vincent avait envie de disposer de nettement plus d’argent (…) de bouleverser son quotidien. »

« Lorsqu’il parvint à la revoir (…) Manon cristallisa ce souhait, ainsi que ses rêves. Elle allait même l’aider, de manière déroutante, à ce qu’ils prennent corps. À son contact, effectivement, des limites reculèrent sur-le-champ – s’éclipsèrent. Sa beauté, sa façon de traverser la vie délivrèrent de nouveaux contours aux choses, modifièrent leurs dimensions habituelles. (…) Par là-même, Vincent entrevit la possibilité de retrouver de l’insouciance, non en revenant en arrière, en recourant aux formules féeriques du passé, mais en se plaçant dans le sillage d’une licence pour lui inédite, venant de Manon. Plus ou moins sciemment, il lui emboîta le pas, se plaça dans la roue de son existence souveraine, qui l’enchantait littéralement. Ce qui lui manquait confusément, il l’avait trouvé grâce à elle. »

« Suite à sa mission cannoise, de retour à Paris, assez vite Vincent se retrouva de plus en plus souvent chez Manon, dans la facilité de l’appartement où elle venait d’emménager. Régulièrement, des inconnus y faisaient des apparitions le temps d’un verre, d’une affaire dont il fallait absolument parler, sur lesquels, lorsque l’heure s’y prêtait, s’improvisaient toujours des soirées sans fin. Le salon, alors, débordait, fragmenté dans la première chambre, le couloir et l’entrée, passé laquelle les pas filaient vers d’autres appartements ou jusqu’au bar enfumé qui, à deux rues de là, restait ouvert jusqu’au matin. Les nuits étaient fraîches et dorées, dans lesquelles Vincent revivait. (…) Ce fut également dans ces eaux-là que Vincent se souvint que Manon avait joué dans un film, peu avant de la rencontrer. Il l’avait complètement oublié, de même que ce qu’elle lui en avait dit. (…) Tout se passait au fond, comme si, pour Vincent, le rêve continuait grâce au film, son emprise ; comme si celui-ci redonnait à Manon son charme premier et, pour tout dire, irrésistible, pour le meilleur et pour le pire. »

Autres éléments importants du roman : le film, celui que Manon a tourné juste avant leur rencontre, attraction concomitante à l’urgence soudaine de Vincent de changer d’air… s’accrochant parasitairement aux facilités offertes par le train de vie de la magnifique Manon, dans un milieu arrosé où les fêtes et les verres se succèdent…

Choix de l'auteur. Appréciation de lectrice. Croisement des vues.

Où précisément Vincent a rencontré Manon, comment, quelle idylle ont-ils partagée ? Le roman qui se veut épuré est muet, nous plongeant immédiatement, et pour le tout à mon regret personnel, dans l’attraction provoquée par Manon. Pulsion désirante, soit… Mais Amour où es-tu ? Vincent, qui en a conscience, avant ou après-coup, tente de se disculper :

« Il aurait pu au moins s’apercevoir que sa situation financière n’était pas loin d’atteindre son point de rupture, et, pourquoi pas, passé l’émerveillement initial, considérer sous un autre œil l’ensemble des fêtes se succédant chez elle (…), et de là, l’aider à installer un peu de la tranquillité dont elle aurait eu besoin autour d’elle. (…) Quoi qu’il en soit, assurément, Vincent aurait pu, Vincent aurait dû deviner tout cela. Mais il n’en fit rien, se laissant mystifier par l’aplomb de celle qui l’évadait. (…) Et puis comment aurait-il pu savoir ce qui la tourmentait vraiment, la part d’ombre du tournage, qu’elle contenait en elle, et qui devait pourtant lui échapper ? (…) Que restait-il à envisager, à partir de là ? Quelle solution, que faire ? Ce que Vincent avait éludé avant de voir le film, et qu’il avait omis de faire depuis : parler vraiment à Manon, évoquer si peu que ce soit le film avec elle. Aussi, par un soir estival, Vincent se jeta-t-il enfin à l’eau, devant deux flûtes dans lesquelles montaient vivement des chapelets de bulles dorées (…) »

Jusque-là, tout va bien, somme toute : un travail hors-pair sur cette description vivante de nos pulsions. Sauf que… Manon est présentée dans une parité qui s’effritera vite, tout tournant autour de Vincent et sa pulsion désirante, objet de démonstration du livre… Quels sont les sentiments de Manon, au moins pour Vincent ? On ne le saura pas… En dehors de sa plastique et de son attrait rayonnant, décrits par Vincent, on ne connaîtra qu’un être misérablement froid, préoccupé d’expédients…

« À ses côtés, sur le siège passager, Manon a l’air détendu. Son visage est impassible. Depuis l’inspiration brève, heurtée, tout à l’heure, aucun son n’est sorti de ses lèvres. Venant d’allumer la radio, elle zappe, d’une voix radiogénique, d’un jingle à l’autre, volume au maximum. Vincent ne se rappelle pas l’avoir vu réagir – peut-être a-t-elle vaguement tourné la tête quand il a freiné, fermé les yeux – et elle ne semble pas éprouver de contrecoup. (…) Manon, de son côté, réprime un bâillement, elle passe tranquillement en revue les pages glacées d’un magazine pris derrière. (…) Elle réprime un second bâillement, et, le regard toujours clair, dirigé droit devant, elle reprend : – On a pensé à prendre la crème solaire ? »

Un seul passage me l’a rendue véritablement humaine :

« Après un regard à l’une des fenêtres, où la nuit prenait corps, Manon se leva calmement, fit quelques pas en direction de la zone la plus sombre du salon où, mains dans le dos et yeux levés vers les moulures du plafond, elle s’appuya contre la double porte vitrée pour respirer. »

À  mon goût strictement personnel, l’histoire nous dit trop peu de choses sur les protagonistes. J’ai appréhendé Vincent comme un mâle égoïste et Manon une calculatrice froide dont le comportement fournira, dans l’épilogue, le 3e sens du mot « trafic » déboulant dans l’oralité du mot : « trafiquer » ou « traficoter », à tout le moins nous le laissera interpréter.  

Mais principalement fan des plaisirs de la langue écrite, assurément lirai-je Échec & mat, publié chez le même éditeur Fables Fertiles).

À suivre…

Galien SARDE est agrégé de lettres modernes. Encensé ici et là, ou là, il alimente au surplus une chaîne YouTube Fictiopolis fort instructive.

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