Monstrueuse féerie de Laurent Pépin

Accrochez les rêves aux pendules !

Chaque livre est une aventure. L’aventure est par nature risquée. L’inconnu nous attend. Il est des épopées qui se révèlent pépères ou trépidantes. Plus ou moins neurologiques. Celle-ci est dérangeante.

Ici, l’inconnu se situe à la frontière de la normalité rassurante.

Dans ce conte fantastique, l’inconnu prend la forme de Monuments – des patients en psychiatrie (fort attachants) – et de Monstres, objets d’une fantasmagorie hallucinatoire (psychotique), mais aussi, fort heureusement, d’une elfe bienvenue, une muse, semble-t-il imaginaire, que d’autres appellent parfois tout simplement « étoile ».

« Et puis il faut du temps, pour fabriquer des objets.

– Ah !

– Une maquette de la ville, par exemple, pour voir à l’intérieur de la vie des gens normaux s’il y a quand même quelque chose à sauver. Les personnages se déplacent sur la maquette, il y a les rues et les immeubles et les maisons, ils disent et font ce que les vrais gens disent et font. Quand ils font des choses qu’il ne faut pas voir, ils deviennent tout brouillés, puis ils s’effacent jusqu’à ce qu’on puisse les voir à nouveau, disait l’Elfe.

– D’accord. Mais des fois, il faut qu’on travaille !

– Bien sûr. Entre la citadelle médiévale et le kayak et les jardins suspendus, on a le temps », précisait l’Elfe.

Elle s’interrompait pour réfléchir.

« Mais il faut alors un travail en lien avec la terre, la mer, le ciel et les gens, disait l’Elfe songeuse.

– Psychologue ?

– Ha, ha ! » faisait l’Elfe en riant doucement.

– J’étais vexé. (…)

– J’ai aussi besoin de disparaître, je ne peux pas être comme tu le voudrais, et puis tu aurais peur dans le ciel, tu le sais bien. »

Mêlant ainsi réalité et imaginaire, alimentés par son vécu professionnel et personnel, le narrateur alterne magistralement, dans un style littéraire flamboyant regorgeant de sens qui happe le lecteur malgré de possibles « décompensations littéraires »,  des instants de grâce, moments de quasi-lucidité du sujet malade créé, avec ceux où il est en prise avec ses monstres, dressant alors un tableau expressionniste quelque peu terrifiant, quasi-sadien dans ses descriptions…

Il est rare que sortir de ses zones de confort n’en vaille la chandelle. Qui d’ailleurs ne s’est jamais demandé : « Suis-je fou ? » ou encore n’a jamais mis, comme le personnage de ce conte, ses lectures sur pause ou poursuivi, à son réveil, ses rêves heureux les plus fous ou cauchemardesques, doucettement abrité dans sa bulle ?

Laurent Pépin excelle dans la démonstration du flou existant entre la frontière du monde des « normés » et des psychotiques – les « décompensés poétiques ». Une expression à retenir et méditer, comme beaucoup plus proche de la Vérité évoquant parfaitement la rupture du moi profond, le moi poétique, avec le monde réel plutôt que la sortie d’une réalité sociétale normalisée croyant pouvoir administrer la complexité de l’affect avec sa part d’obscurité et les mystères insolubles de la vie, à partir d’une organisation archaïquement planifiée engendrant ses propres monstres.

Je n’ai pas grand chose à ajouter à ce qui a été dit, suite à la réception très positive de ce récit fantastique encadré par la préface éclairante de Laurence Biava, tout à l’honneur, et la très belle chute de ce conte troublant, poignant, si ce n’est que j’en retiens deux enseignements :

  • Le premier, je le lis comme une fraternelle injonction, qui peut aussi se lire autrement…

« Tu ne peux pas mourir, parce que tu dois nous écouter. Sinon, le monde devient petit et les rêves ne s’accrochent pas aux pendules. »

  • Le second est un flash lumineux éclairant la distinction entre le génie et le fou, tout aussi floue qu’entre le normé et « l’altéré » (le décompensé poétique) : le dernier est tourné, centré, replié sur lui-même « j’étais envahi par ma propre personne et ne faisais attention à toi que dans la mesure où j’en avais besoin » alors que le génie est tourné vers l’extérieur, probablement éclairé par les projecteurs de l’empyrée mythologique…

Curieuse de lire le 2e volet, puis le 3e et dernier du triptyque à l’automne.

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