On ne badine pas avec le rouge...
« Rouge immense, symphonie majeure… Peut-être inachevée, mais, avec Nicolas de Staël, l’inachevé est éternel. »
Denis Labayle.
Médecin et écrivain, fin psychologue, fin lettré ayant une aisance de plume manifeste et fin amateur d’art – troublé, intrigué et fasciné par la dernière toile peinte par Nicolas de Staël, Le Concert – Denis Labayle a eu l’inspiration d’écrire une histoire sur les dix jours qui ont précédé l’événement brutal de la disparition tragico-théâtrale du peintre.
L’idée est intéressante.
La réalisation légèrement décevante.
Résumé : Un jeune journaliste américain chargé de faire un reportage sur Nicolas de Staël, alors en pleine reconnaissance du milieu artistique, fait le récit romancé de l’élaboration suivie au jour le jour de la dernière œuvre du peintre qui conduira le maître en puissance à sa perte…
Les moins…
Sur l’événement, on n’apprend rien de plus que ce qui a été dévoilé ou conjecturé par les médias spécialisés. Le mystère n’a jamais été levé sur la cause du suicide du peintre et ne pourra l’être, Nicolas de Staël n’en a rien dit précisément. Tout comme on ne peut décider pour l’auteur de l’œuvre, non signée, du caractère achevé ou non de celle-ci, ce qui a fait bataille d’experts et se maintient cependant encore aujourd’hui dans le milieu pédagogique présentant celle-ci comme « inachevée ». (Voir Portail des savoirs des Alpes-Maritimes)
Ensuite, bien que le mot « roman » figure sur la magnifique couverture de la 3e édition contemporaine à la dernière exposition au Musée d’art moderne de Paris (livre publié originellement en 2008) et que la 4ème de celle-ci fasse état de « 10 jours fictifs », ce n’est que par une note d’intention placée en fin de livre que l’auteur « avertit » le lecteur que l’histoire est une fiction.
Les deux protagonistes élaborés par le romancier – le peintre, versatile, capricieux, mutique ou tenant des propos incompréhensibles à l’entendement du non-créateur, placé en opposition d’un jeune américain blessé, imprégné de l’amertume d’avoir dû sacrifier sa vie pour une cause qui lui était étrangère – font l’effet de clichés peu dégrossis.
Enfin, une double romance, d’un intérêt excessivement mineur, vient remplir l’espace. On ne saurait évoquer ici l’installation de « blancs littéraires » totalement inutiles, mais plutôt la « touche » de peinture de trop…
Les plus…
Il n’y a rien à reprocher à la fiction proprement dite (hormis le caractère superficiel des personnages et la double romance superfétatoire) : avec adresse, l’auteur nous embarque dès la première ligne. Le roman se lit d’une traite. Certains passages sont intenses. À propos du « rouge », notamment…
– C’est là que tu as eu le plus peur ?
– Là, et après… Après, c’est une autre peur, plus terrible encore. (…) La maison retrouve un calme étrange… J’entends alors un râle, la plainte d’un camarade blessé. À deux pas, je découvre un corps sans jambes, un tronc rouge. J’ai envie de vomir… L’homme est jeune. Il perd son sang, se voit mourir, me supplie de l’achever. (…) Il hurle, il m’implore… Là c’est la panique ! Que faire ? (…) Alors (…), je l’achève….
Le point fort, l'intérêt du livre : les réflexions de l'artiste
Rouge majeur livre au lecteur un panorama profond des difficultés, doutes et solitude auxquels tout créateur d’exception est généralement confronté. Nombre de créateurs se reconnaîtront, immanquablement, dans les échanges entre le reporter imaginaire et les propos tenus par l’avatar de Nicolas de Staël sur la poïétique de son art :
L’objet crée le contraste. Comme le plein met le vide en évidence. Pourquoi chercher une scission là où elle n’est pas ?
J’aime la symphonie des mots autant que celle des couleurs. Peindre ou écrire, tout se réalise par touches. (…) Je n’ai qu’une référence : l’émotion. Pour émouvoir en peignant, il faut atteindre l’exception, sinon on se contente de décorer. Cette recherche me procure toujours une jouissance, même si parfois elle se révèle cruelle, proche de la douleur.
Pour un peintre, le problème le plus difficile est de savoir quand s’arrêter. Souvent on met un terme à un tableau par dépit ou par lassitude, sans savoir si la réalisation a atteint sa maturité. On se dit : il manque peut-être une touche ici et là ? C’est le moment crucial, le plus délicat, car il suffit d’un rien pour détruire l’équilibre atteint.
L’éclair créateur ? Comment t’expliquer ? As-tu déjà vu la chapelle Sixtine ? Tu connais au moins la fresque de Michel-Ange où le doigt de Dieu se tend vers celui de l’homme ? C’est dans cet intervalle invisible qu’apparaît l’esprit créateur. Tout mon travail consiste à le matérialiser. Je sais, c’est pure folie, car l’éclair, ça illumine ou ça foudroie !
Je dois peindre les notes d’une nouvelle symphonie et je ne suis pas sûr de cet effet figuratif. Plus l’orchestre prend forme, plus j’hésite. Ces instruments m’emprisonnent. Je dois les dépasser, mais jusqu’où aller pour les rendre à la fois invisibles et parfaitement audibles ? (…) J’explore un monde fragile entre expression et impression, je travaille au-delà des frontières connues. Je cherche un équilibre entre l’espace infini des couleurs et les formes du réel, ou plutôt un équilibre calculé… Je marche comme un funambule sur le fil des émotions… ».
Malheureusement, il ne suffit pas de vouloir. Les yeux rêvent, mais ce sont les mains qui assemblent.
Plus je crois approcher de la vérité, plus je me rends compte de la distance à parcourir. Je ne parviens pas à réduire le hiatus entre ce que je vois, ce que j’entends et ce que je réalise. (…) Je sais qu’il faut aller plus loin… mais jusqu’où ?
Sauf que... détail qui n’est pas sans importance : quel en est le véritable auteur ?
Est-ce d’authentiques propos émis par Nicolas de Staël ?
Est-ce ceux d’autres peintres puisés ici et là ?
Ou même des réflexions propres à l’auteur ?
Denis Labayle indique dans sa postface qu’il n’a pas cherché la fidélité absolue mais s’est inspiré principalement de la correspondance du peintre. Il précise : « Quand ses paroles sont directement tirées de ses écrits, je l’ai signalé par une note en bas de page. »
La récente réédition du livre en comporte 5. Toutes, sauf une, sont formulées ainsi : « cette phrase est inspirée… ». La seule a être « extraite » d’une lettre et que l’on peut considérer propre à Nicolas de Staël a trait au format des toiles : « Plus la toile est grande, plus le regard la transperce. Et moi, je n’ai de réels élans qu’en grand format. »