Textes autobiographiques. 

Cocteau, Nietzsche, Edgar Morin.

Un groupe insolite ?

Pas vraiment puisqu’il s’agit uniquement de se pencher sur l’intérêt autobiographique de trois de leurs ouvrages relatant leur œuvre-vie.

Je recopie ici, remanié, un vieil article de mars 2016 dans lequel j’avais choisi de réunir ces trois grands noms, Cocteau, Nietzsche, Edgar Morin, dont les vies apparaissent indissolublement liées aux œuvres et la pensée. À leur lecture, une déduction s’était imposée : il paraissait évident qu’il fallait avoir connu l’abîme, sous quelque forme que ce soit, pour être à même d’écrire des choses aussi profondes… Les textes autobiographiques sont très courageux puisque l’auteur se dénude totalement aux yeux de tous. Ici, ils nous délivrent l’élaboration, cheminement et bifurcations incluses, de la somme de leur travail. L’initiative est judicieuse, évitant de mauvaises interprétations complexifiant à tort ce qui est limpide dans leurs écrits. Au prix cependant d’un retour sur soi qui ne peut être pleinement serein. Comment ne pas être touché par certaines de leurs confidences ?

Cocteau

Malade quand il écrit La difficulté d’être (1947), il « confie à ses mots sa douleur, la mort apprivoisée, les variations de son âme… mais aussi le rire érectile, la jeunesse survoltée, les amis » nous dit la jaquette en 4e de couverture. 

On peut ajouter ses mots sur l’écriture, l’émergence de ses œuvres littéraires, picturales et cinématographiques, ainsi que ses réflexions sur l’Autre, plus élaborées qu’une simple variation de l’âme…

« J’ai peu de mots dans ma plume. Je les tourne et je les retourne. L’idée galope devant. Lorsqu’elle s’arrête et regarde en arrière, elle me voit à la traîne. Cela l’impatiente. Elle se sauve. Je ne la retrouve plus. Je quitte le papier. Je m’occupe d’autre chose. J’ouvre ma porte. Je suis libre. C’est vite dit. L’idée revient à toute vitesse et me jette au travail. »

« La frivolité n'est autre qu'un manque d'héroïsme et comme un refus à s'exposer en quoi que ce soit. C'est une fuite prise pour une danse, une lenteur qui semble être une vitesse, une lourdeur apparemment analogue à cette légèreté dont je parle et qui ne se rencontre que dans les âmes profondes. »

« Il faut, à mon estime, un mois, afin de retrouver, après un travail ou un voyage, le gouvernement de son individu. Jusque-là il habite les limbes. Tout juste me reste-t-il assez de moi-même pour traîner au jardin, contempler l'absurde génie des fleurs et me rappeler (...) »

Edgar Morin

Son texte nous livre, en sus de la genèse de son grand-œuvre, son « Hiroshima intérieur » : celui de l’enfant à qui l’on a continué de mentir pendant plusieurs jours, en lui annonçant au lieu de l’information franche du décès de sa mère « qu’elle était partie faire un voyage au ciel, dont on revient parfois mais pas toujours. » suivi de cette phrase « d’adoption », d’usurpation pour lui : «  A partir de maintenant, c’est moi ta maman. »

« Je jouais sur le gazon et, soudain, je vis des chaussures noires, un costume noir, un homme tout en noir - mon père. J'ai tout compris de façon fulgurante. Mais j'ai feint de ne rien comprendre. »

Ce grand humaniste dont les idées ramifiées, sociologiques et politiques, m’ont indiscutablement marquée, nous parle de l’être, habillé, drapé, paré dans le tissu des contradictions humaines, déjà mises en évidence par d’autres penseurs il y a des lustres…

« Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? » dit Pascal (1623-1662).

Je vais tricher (paraphrasant en quelque sorte Nietzsche) : pour le « capter », il faudrait que le lecteur rattrape d’abord la connaissance de son œuvre (sa fameuse « Méthode ») puis plonge dans ses expériences intimes sans lesquelles cette aventure ne peut sans doute se comprendre qu’à moitié – à moins qu’elle ne donne, a contrario, l’envie subite au lecteur à la suite de ce maître-magicien de « déparadoxer » les apories : soit de démêler par la compréhension « l’emmêlement de sapiens et demens, faber et imaginarius, oeconomicus et ludens, en prose et poésie, ce je et nous, dans une conception multidimensionnelle de l’humain. »

Il y a encore à faire… Il serait d’ailleurs bon de jeter un œil du côté du grand Foucault…

Nietzsche

Lui aussi était souffrant. Ses dernières lettres, incluant ses billets de folie, confient à ses relations ses impressions personnelles nous révélant, ici et là, l’une de ses « superficialités » exécrables : son manque de modestie… mais aussi de judicieux conseils pour approcher son œuvre ou ses préférences.

Ces lettres des deux dernières années conscientes de Nietzsche, livrant un témoignage exceptionnel sur sa vie, ses œuvres et sa pensée, regorgent de précisions intéressantes, plus à même de nous faire notre propre opinion sur ses idées, certaines corrigées ou explicitées, notamment à propos de l’avancement et l’abandon de son projet La volonté de puissance qui ne verra jamais le jour :

« De mon Zarathoustra, je ne suis pas loin de croire qu'il soit l'œuvre la plus profonde existant en langue allemande, et aussi la plus parfaite du point de vue de la langue. Mais pour le ressentir, il faudrait que des générations entières rattrapent d'abord les expériences intimes, sur la base desquelles cette œuvre a pu émerger. »

« J'inclinerai presque à conseiller de commencer par les dernières œuvres, qui sont plus vastes et plus importantes (Par-delà Bien et Mal et La généalogie de la morale). Quant à moi, ce sont mes livres intermédiaires qui me sont le plus sympathiques, Aurore et Le gai savoir (ce sont les plus personnels). »

Lettres à l’Empereur Guillaume II de « décembre 1888 » (Yannick Souladié, commentateur, reste prudent, trois de ces esquisses sont susceptibles d’être plus tardives) et à Jacob Burckhardt :

« Je ne défie pas ce qui vit aujourd’hui, je défie plusieurs millénaires, tous portés contre moi : je contredis et suis malgré tout le contraire d’un esprit qui dit non… Il y a de nouveaux espoirs, il y a des buts, des tâches d’une taille pour laquelle le concept fait encore défaut : je suis un porteur de la bonne nouvelle (porteur de la bonne nouvelle en italiques) par excellence, tout autant que je dois être l’homme de la fatalité… Car, lorsque ce volcan entrera en activité, nous aurons des convulsions sur Terre comme il n’y en a jamais eu : le concept de politique se sera résorbé en une guerre des esprits, toutes les formes de pouvoir auront sauté en l’air, – il y aura des guerres comme il n’y en a jamais eu. »

« À mon très vénérable Jakob Burckhardt. Ce fut la petite plaisanterie en vertu de laquelle je me pardonne l’ennui d’avoir créé un monde. Désormais vous êtes – tu es – notre grand grandissime précepteur : car j’ai, de concert avec Ariane, seulement à être l’équilibre d’or de toutes choses, nous en avons dans chaque pièce de tels qui sont au-dessus* de nous… Dionysos. »

Yannick Souladié dit qu’il semble que « tout en se prenant pour le créateur du monde », Nietzsche considère toujours, dans ce billet, Jacob Burckhardt comme un être supérieur.

Une interrogation finale :  que penser des textes publiés post-mortem ? Un viol ? À moins d’une volonté secrète exprimée à demi-mots de leur vivant (je pense à Pessoa et ses multiples identités…) 

Une autre discussion non fermée…

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