Penser le mal de Susan Neiman : foi ou raison ?

Anges versus humains

« Puisse ce livre contribuer à ce que la philosophie soit un abri accueillant. »

Ces mots sont la conclusion de la postface de l’auteure, ajoutée en 2015 à son ouvrage publié en 2002. Je dis : loupé !

Zoé gilles 2024, Anges vs humains

Selon l’auteure, Susan Neiman (née en 1955), ce livre s’adresse tant aux professionnels qu’au vulgum pecus. On n’y trouve pas de mots barbants, comme oïkos par ex. (bien que ce soit un très joli mot) ; je vise ici ceux dont raffolent les philosophes élitistes cultivant l’entre-soi. Un seul nécessite cependant une définition : théodicée. L’auteure l’utilise largement, soit dans son sens strict :

« Partie de la métaphysique qui traite, d'après les seules lumières de l'expérience et de la raison, de l'existence et de la nature de Dieu. »

Le soulignement est de moi ; en clair, il s’agit de prendre la défense du Créateur (et de sa bonté !), mais aussi dans un sens plus large : trouver un sens au monde pour éviter le désespoir. 

Énorme point positif de l’ouvrage

Reconstruisant l’historique de la pensée occidentale autour du mal, ce travail est monumental. Selon une idée pertinente, Susan Neiman, prend pour point de départ le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 : moment où fut distingué en philosophie le mal naturel du mal moral.

Les trois premières parties – Le feu des cieux, Condamner l’architecte & Fins d’une illusion – nous livrent une analyse passionnante des pensées de Kant, Rousseau, Voltaire, Hegel, Sade, Hume, Freud, Nietzsche, Levinas, Goethe, Arendt, Schopenhauer, Camus, etc., finement interprétées sous un nouvel éclairage mettant bien en relief la contingence – ce qui est rare – car chaque penseur s’inscrit dans une époque et dans un environnement social et culturel dont sa pensée est le produit. Ceci est rarement souligné mais vaut également pour l’auteure.

Plusieurs regrets…

Si son travail suit une grande clarté dans la première partie (Le feu des cieux), les suivantes pèchent par excès de dire. Par le biais de fréquents rappels de ce qui a été dit précédemment, ajoutant-modifiant les pensées déjà analysées entraînant par-là une confusion invitant à relire ce qui était précédemment ancré comme clair comme de l’eau de roche, la lecture devient désagréable.

Par ailleurs, son interprétation de l’ensemble des penseurs recensés est très critique. Aucun ne trouve grâce. Ses observations ironiques sont nombreuses, parfois brutales (p. 249)   :

« Le relevé des points communs de la Dialectique de la raison [Adorno] procède moins par raisonnement que par sous-entendu. Les ”lois froides“ de Kant et de Moïse ne prêchent pas les sentiments et ne connaissent ni l’amour ni le bûcher, lit-on dans le livre [d'Adorno].. Seraient-elles plus ou moins sadiennes si on y ajoutait le pieu ? [soulignement de mon fait] (…) Pourquoi ne pas ajouter Bach, sous prétexte qu’il torture l’harmonie en la soumettant à la précision de la mesure ? »

La 4e partie (Sans abri) est trop drue, sans ligne franche. Susan Neiman nous promène sans pitié dans une fourmilière de pensées nouvelles tout en revenant de nombreuses fois sur tel ou tel penseur déjà examiné, effectuant sans cesse de nouveaux brassages des données et multipliant les questions… Sans répondre à celle qui émerge du tout « Sommes-nous fait pour ce monde ? »

Excès de dire : manque à dire ? 

Plus exploratrice que chercheuse, Susan Neiman nous montre son savoir. Si penser pour le vulgum pécus c’est réfléchir. Pour le philosophe, on attend qu’il nous propose de nouvelles « pousses » : « Le mal est la racine par laquelle la philosophie a poussé. » dit la 4e de couverture. 

Grosse déception… De déiste, athée, je crois bien avoir viré à l’agnosticisme ! 😊 pour m’exprimer en concepts humains : suis neptunienne !

Dès la première partie (Les feux du ciel), une arrière-pensée quelque peu gênante (ça sent le souffre !) sous-tend son propre dire. Non exprimée, elle intrigue un bon moment avant d’être dévoilée peu à peu plus clairement, puis expressément très tardivement (p. 362) :

« Le problème du mal est né le jour où nous avons essayé de pénétrer les intentions de Dieu. »

Le sens de théodicée se clarifie chez l’auteur (p. 374) :

« La notion de théodicée, soit la justification systématique de la souffrance, et de la bonté de Dieu face à celle-ci (…). »

« Partout dans son œuvre, Arendt cherche à définir un projet qui pourrait tenir lieu de théodicée. Comment justifier la vie elle-même sans justifier les maux qui la remettent en cause ? »

Or, Hannah Arendt estime, telle que citée par l’auteure à la page précédente, que les théodicées sont :

« ces étranges justifications de Dieu ou de l’Être dont, depuis le XVIIe siècle, les philosophes ont senti le besoin pour concilier l’esprit de l’homme et le monde où il doit passer sa vie. »

Autre regret : la trajectoire ou trame retenue quant à l’évolution analysée du mal est Lisbonne-Auschwitz. Je corrige ce qui doit être mieux « pensé » : 

Lisbonne-Hiroshima-Auschwitz-Gaza.

L’auteure se défoule sur Auschwitz… Neiman ne connaît que deux mots « Auschwitz-Eichmann ». Refaisant le procès du dernier et du nazisme, elle fait celui de Camus et Arendt… Ici, le défoulement est des deux bords. Le sien sur un nombre impressionnant de pages auquel j’ajoute le mien en tant que lectrice-chroniqueuse… Pour elle, Hiroshima n’a quasiment rien à voir avec le mal ! Si l’on comprend parfaitement que l’histoire de la Shoah soit quelque chose d’unique, de là à gommer les autres horreurs, c’est dur à avaler ! Neiman signale, néanmoins, dans sa postface de 2015, qu’elle ne connaissait rien à l’histoire d’Hiroshima en 2002 quand elle avait écrit ses lignes ! (p. 438)

« Deux mois et de nombreux livres plus tard, j’étais sidérée. Jusque-là, je croyais ce que la plupart de mes professeurs et de mes amis, américains ou européens, croyaient. »

La suite sur Hiroshima est fort intéressante sans qu’elle ne revienne pour autant sur sa « frontière » du mal. Or le mal de celui qui a conçu la bombe atomique sachant l’usage qui pourrait en être fait ; de ceux qui ont appuyé sur le bouton, donneurs d’ordre et exécutants ; de ceux qui ont conçu les chambres à gaz et toutes les monstruosités qui les entourent, est, comme celui des auteurs des différents génocides qui ont été perpétrés ici et là, passés ici sous silence tout comme le traitement des migrants « abandonnés à leur Providence », de force maligne identique. On peut aujourd’hui s’interroger sur l’analyse du mal qu’elle ferait des actes de vengeance d’Israël dirigés contre des civils palestiniens…

Enfin, faute reconnue à moitié pardonnée… 

Et sur le mal du nazisme, on ne peut néanmoins que la suivre quand elle dit (postface de 2015, p. 425) :

« (…) la Shoah – comme la plupart des crimes de masse – n’aurait pas pu avoir lieu sans la participation de millions de personnes qui n’étaient pas des fascistes particulièrement engagés, ni même des fascistes tout court, mais simplement des gens prêts à obéir aux ordres du moment, conçus pour n’exiger ni réflexion ni inconfort. »

Dernier regret : de nouvelles pistes : le VIDE !

Un temps, l’analyse de la distinction entre l’intention et la volonté (virulente critique envers Arendt) nous fait entrevoir quelque espoir. Cet espoir est laissé en chantier…

Conclusion

Hormis les analyses rapprochées extrêmement intéressantes des penseurs classiques cités, qui n’appellent néanmoins que des critiques négatives, on n’y trouve pas du tout ce que l’on pouvait attendre d’un tel monument.

Vulgum pecus, je pense qu’il y a un monde entre le « réfléchir à nos actions » (soit être ouvert à la pensée critique) et le « tourner en rond sur la paillasse du passé » des philosophes qui n’offre, de la part de professionnels de la réflexion, pas la moindre piste à creuser. 

La philosophie telle que pratiquée jusqu’à présent est un « fléau ». 

La racine du mal est celle « par laquelle la philosophie a poussé. » 

Elle doit encore grandir !

Je préfère ainsi choisir de ne retenir de ce livre, refermé avec un certain soulagement, que ces deux choses sages.

Le mot d’Alphonse X (dit le Sage ou le Savant, roi de Castille et de León au XIIIe siècle) qui, selon l’auteur (p. 28), « avait eu l’audace de dire que s’il avait 

“assisté au conseil de Dieu lors de la création de l’homme, il y aurait certaines choses qui seraient en meilleur ordre qu’elles ne le sont.“ »

Et l’attitude du marquis de Pombal, choisissant de diffuser l’espoir après la catastrophe de Lisbonne, recevant l’appréciation raisonnable de Neiman (p. 348) :

« Nous aurons toujours assez à faire pour éliminer les maux qui sont à notre portée sans avoir à nous soucier de ceux qui ne le sont pas. Décider d’assumer la responsabilité d’une partie du monde en l’absence de fondements métaphysiques convaincants, c’est, entre autres choses, ce que signifie grandir dans ce monde. »

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