Un récit-roman déroutant dont la saveur se dégage à retardement.
Résumé : Dans un village tessinois haut perché, à plus de 1000 mètres d’altitude, le narrateur (le scribe, second personnage central du récit) demande au Felice, 90 ans, de l’accompagner au quotidien. « Chaque matin le Felice quitte le village de Leontica et part vers les sommets, personne ne sait vraiment où. (…). Voici le récit de ses journées en compagnie du vieil homme et des autres habitants du village, à observer les gestes et l’entraide quotidienne de toute une communauté liée par une relation privilégiée à la nature. »
Qu’est-ce qui m’a attirée vers ce livre ? Sa couverture, magnifique en sa simplicité et son rendu, et son format poche 11 x 16,5 (les petits livres-écrins sont souvent de beaux bijoux), en dépit du résumé de la 4ème de couverture qui me faisait sacrément osciller…
Quelque chose d’indicible me décida pour autant à le retenir. Qu’allais-je découvrir ?
L’écriture s'est révélée immédiatement particulière…
Le narrateur, sans nom dans l’histoire, décrit minutieusement les gestes du quotidien des montagnards reculés (à double sens) dans ce village alpin qui se meurt, peuplé en partie de quelques vieux dont le Felice, se languissant en attendant l’heure à venir.
Nous avions parlé un moment puis j'avais demandé au Felice s'il serait d'accord que je le suive dans ses journées. Histoire de vivre un peu comme lui. (...)
Dans la vallée la nuit s'est déjà installée. Nous sommes assis dans la cuisine et entaillons les châtaignes pour les faire griller. Au moment où nous les mettons sur la Sarina, il va ouvrir les fenêtres et la porte pour laisser s'échapper la fumée. Il les tourne parfois avec les doigts. Je l'imite, et nous faisons ce geste chacun à notre tour. Il étale une feuille de journal sur la table. Nous les mangeons.
Le Felice est un personnage très singulier, d’une fraîcheur à 90 berges très enviable.
C'est lui qui frappe et me réveille. Il n'est même pas cinq heures et demie. Je descends l'escalier, ouvre la porte et le vois, dans le noir, sous un parapluie, chemise déboutonnée, short, pieds nus. Un vent froid s'engouffre et il pleut. Je m'habille et sors.
Devant nous, la pinède plongée dans le noir. Le Felice ferme son parapluie, bifurque à droite et disparaît, englouti par la nuit. Je vais pour le rejoindre mais m'arrête brusquement au bout de quelques pas. Je ne vois plus rien. J'attends que mes yeux s'habituent. Toujours rien. Je retiens mon souffle et tends l'oreille. Je l'entends quelques mètres plus haut. Je suis à l'abri de la pluie, c'est déjà ça.
Autour d’eux évoluent des paysans ou des artisans vivant chichement, peu comblés par le sort à leur naissance ou après, et une poignée d’enfants dont le destin est déjà tracé à l’identique : une vie dure comme celle de leurs bêtes.
Dans l’évier en acier gît un lapin mort. Je le touche, il est encore chaud. L’œil noir exorbité et fixe comme celui des truites de l’Eros. Un filet de sang coule de son cou et disparaît dans la bonde. Je trouve l’Emilio vers ses lapins, il tourne autour d’eux en brandissant un bâton, l’air menaçant. Dans la cabane de droite, remplie de foin, il garde le mâle dans un petit clapier en bois qui doit avoir un siècle. Les femelles, séparées les unes des autres, sont dans celles de gauche avec leur portée. Les plus jeunes lapereaux sont de la semaine dernière. Il me raconte plus ou moins la même chose à chaque fois. Que le mâle à quatre ans, que c’est le Richetto qui lui en a fait cadeau (…)
Des dialogues s’insèrent sans aucune transition typographique.
« À son retour, il avait ramené des idées bien à lui, et les gens avaient commencé à le traiter de communiste.
Felice. Comment c’était la Russie ?
Ma foi, il me regarde avec un sourire, comme s’il s’attendait à la question. Ça changeait pas beaucoup d’ici, si tu veux mon avis. Là-bas aussi il y avait quelqu’un qui commandait et toujours les mêmes crétins qui se laissaient plumer comme des pigeons.
Je glisse la lettre dans ma poche et lui dis que je passe chez l’Emilio. Avant de partir, il avait annoncé qu’il comptait tuer deux lapins. »
« Emilio, il y en a combien ?
Quarante-neuf, sans compter le mâle.
Il y en a déjà un dans l’évier, j’ai vu.
Aé, mais après je me suis dit que j’allais peut-être inviter quelqu’un à manger. (…) Ils ont six mois et ils sont déjà prêts, il ricane en me montrant les rares chicots qu’il lui reste. Je détourne le regard et admire les lapins mais un mouvement brusque de l’Emilio me fait sursauter. En un éclair, il en attrape un par les oreilles, le soulève et l’assomme d’un coup de bâton en pleine tête. Quarante-huit, il dit, en tenant le lapin qui se raidit puis s'affaisse. »
L'histoire : un train-train peu palpitant ni même réjouissant...
Une succession d’actions quotidiennes faites d’histoires de traite des vaches, de poules (et de renards), de cerfs, de mulets, de lapereaux, de légumes, de châtaignes, de kakis, de routes bloquées par la neige et la fréquentation de bars dans la campagne morte où les gens ne pensent pas au-delà du « quotidien à remplir » ou simplement comme dit le Felice : « que le monde est rempli de crétins qui se font plumer comme des pigeons, que le monde est aux mains des plus grands margoulins de cette terre. Et au fait qu’il ne croyait qu’au respect réciproque et rien d’autre. »
Un récit parsemé cependant de scènes étonnamment vivantes ou de la description de décors naturels, glissées ici et là, qui charment ou gardent l’esprit en éveil.
Je ferme un instant les yeux et marche à l’aveuglette mais suis forcé de m’arrêter au bout de quelques pas. Quand le Felice ouvre la voie, ça change tout. Les empreintes d’un cerf coupent la trace au sortir de la pinède. Je les suis des yeux jusqu’à ce qu’elles disparaissent derrière un tas de roches qui affleurent la neige. Arrivé à la gouille, je regarde autour de moi. Du blanc partout. La neige scintille comme du verre qui chauffe sous le soleil d’avril. La gouille est légèrement en dessous de l’alpage du Gualdo. Soit plus ou moins à mille quatre cents mètres d’altitude. (…) Les lames de glace que le Felice a enlevées forment un tas semblable à une sculpture de cristal. À cet endroit, l’eau, limpide, ralentit et clapote aux endroits où elle fait des tourbillons.
Car il y a aussi le mystère de la gouille ! (mot suisse pour mare, flaque d’eau…).
Au village on murmure depuis longtemps que le Felice part sur les sentiers tous les matins à une heure où le coq dort encore et qu’il va se baigner nu comme un ver dans une gouille glacée, quelque part dans un coin que seul le diable connaît.
Je ne dévoilerai rien sur la gouille, hormis que les passages correspondants sont véritablement fabuleux. Mais, ainsi arrivée à la fin du 7ème jour du récit, j’étais assez ennuyée… J’approchais de la fin du livre dont il me restait deux chapitres très fins à lire et, en dehors de l’écriture, qu’allais-je pouvoir dire de ce qui constitue de fait un roman autour des vies abruptes d’une pluralité de personnages, le Sosto, l’Emilio, la Vittorina, etc., réunis dans un même lieu reculé et dont la particularité est de se connaître et de s’entraider ?
Un enchantement à retardement & une fin apothéotique.
Avant même de reprendre ma lecture, un sentiment a pointé : j’avais vécu une féerie parfaitement maîtrisée par l’auteur… dans un monde enchanteur tant que l’Homme n’y posa pied. Un monde dont la disparition est à craindre avec la conception du « post-moderne », heureusement encore en gestation « transitoire ». L’espoir fait vivre.
La fin de l’histoire, inattendue, est particulièrement troublante et d’une sensibilité extrême de toute beauté. Le savoir n’est pas la plénitude.
Fabio Andina est un auteur suisse né en 1972 vivant aujourd’hui à Leontica. Son livre traduit de l’italien et édité en 2018 sous le titre La Pozza del Felice est son second roman, le premier disponible en français. Paru en 2021, il a remporté le prix suisse du public en 2022.