CHANT SIDERAL I. RENAISSANCE.

En-deçà bien & mal

L’Impensable.


Dans l’après-midi du 30 janvier 2033, d’un instant à l’autre, la vie terrestre s’interrompt…

Il devait être vers seize heures, je donnais une conférence. Mon monde s’écroule !

Je ne vois soudain plus rien. Tout est dissipé sous une épaisse fumée. Ma tête est un chaos où les hurlements du crissement de la ferraille, des éclats de verre et les craquements de corps déchiquetés s’enfoncent comme des clous.

Des milliers de décibels m’estourbissent. Je m’évanouis…

À mon réveil, c’est à nouveau l’horreur. Je crois avoir rêvé. Une bombe ? C’est la seule chose qui vient à mon intelligence : je suis dans un bourbier sans nom, recroquevillé sur le sol.

Quel sol ? Le ciel fume. Par endroit, une myriade d’astres le crève. Passé le temps de la stupeur, je dois faire face à l’évidence. La réalité est un cauchemar. Je suis seul dans un fatras de béton, de verre, de bois, de fer, de ce qui reste de ce qui fut le centre de conférences où je discourais… et de chair. Mon corps semble entier. Seul mes esprits sont brouillés. Tout autour, je discerne des barres. Barres de chair qui ressemblent à la lettre H. Les segments multi-taille se détachent. Des milliards me mitraillent. Fragments éthérés des corps humains ? Ces corps adultes et ceux de leurs petits sont démembrés, décapités, puis furieusement emportés, envoyés valser dans l’orbe convulsée de Gaïa.

Cauchemar ? Je défaille à nouveau.

Combien de temps resté-je évanoui ? Sorti du second étourdissement, ma précédente vision, non onirique, flotte derrière mes paupières. Les maintenant fermées je respire profondément. Mes poumons recrachent aussi sec une fumée âcre tandis que mes yeux dilatés filment la même monstruosité. Cette fois dans le silence d’un vide sidéral…

Aux alentours je n’entends plus rien. Pas un pleur. Pas un gémissement. Pas un cri. Pas un souffle. Rien. Nul signe de vie.

Suis-je mort ? Ou sourd, resté seul au monde ?

Un ange noir me ferme les yeux.

Mais les dieux sont parfois miséricordieux…

L’abri

Quatre-cinq jours plus tard, je me réveille dans un lieu inconnu. Une ombre se penche sur moi tandis qu’une voix croassante me secoue vivement l’épaule : « Toua, ton nom ? » Surpris par le tutoiement, je répète tout à trac. Toi ? « Toua ! Oui, Toua ! » confirme la voix.

Couché sur le dos, je veux me retourner. Mon corps endolori ne me suit pas. Parvenant tout juste à tourner le cou, mon regard tombe sur un étrange scaphandrier suspendu au-dessus de moi. Non, non, je ne rêve pas, le rugissement provient bien de ce crapaud tombé du ciel ! Tout éberlué, je saisis le premier fil d’idée qui émerge. Non ! TO-A ! Oui, oui, je m’appelle TO-A ! « TO-A, comment ? » Toujours hébété, je jette un œil autour de l’amphibien causant. À côté de moi, sur un épais matelas, il y a une femme, mais tout ce que je sais est que j’ai mal. Très mal. Mon corps entier me fait mal. Un mot infâme, banni de mon langage ! J’ai froid aussi. Très froid. Je suis quasi nu et rêvais du paradis.

Je parviens à répondre : Je ne sais plus !

Le crapaud m’ordonne de me lever et de rejoindre un groupe d’hommes « Là-bas ! » Son doigt désigne un des murs de ce lieu inconnu. À grand-peine je m’exécute. Je rejoins des individus mâles affalés. Une trentaine. Nus ou quasi nus comme moi sous mes lambeaux de vêtements. Tandis que je scrute ces visages inconnus, la voix et le doigt du curieux spécimen peu aimable continuent de réveiller les endormis. Je vois passer ma voisine du grand matelas. « Ton nom ? interroge la voix. – Marie répond le corps. – Va t’asseoir là, Marie. » Pour la femme, le doigt pointe le mur opposé à celui me soutenant. J’observe que pour elle – première réflexion consciente qui vient à mon cerveau – soit l’énergumène a été pris d’un sursaut de pitié, soit le nom de famille est sans importance. Ça me rassure. Ça ne peut qu’augurer que je loge toujours sur Terre !

Puis, peu à peu, je reprends tous mes esprits. Ce lieu semble être un refuge. Un abri nucléaire ? Je ne vois ni fenêtres ni portes apparentes. Un instant, je songe aux abris « pour le futur ». Leur construction avait été décidée quelques mois plus tôt sur chacun des sept continents-empires nouvellement créés. Je teste ma mémoire. Leurs noms me reviennent. Afrique, Asie, Antarctique, Europe le plus petit, Océanie et les deux Amériques Nord & Ibérique. Cette remémoration me fatigue. J’abandonne alors toute réflexion et me contente de suivre des yeux l’étrange ballet qui s’anime sous mon regard. D’autres têtes étrangères viennent grossir les deux groupes. Je ne compte qu’une dizaine de femmes. Toutes adultes. Je regarde ces visages étrangers dans une sorte d’absence quand soudain je ressens une étrange angoisse. Puis je me souviens brutalement.

J’étais avec Alex ! Où est-il ?

Cauchemar

Parfois, je nous revois sillonnant la croûte terrestre sous un ciel gris anthracite, rempli de l’ombre de monstres noirs. Les corps ensanglantés, nous marchons l’un derrière l’autre, éclairés sporadiquement par les crachats d’un Ouranos rageur. Nous progressons lentement. De tas de poudre en tas de poudre, titubant dans un bourbier gris recouvert d’une fine poussière vaguement rosée et, à chaque emplacement de ce qui avait dû être un lieu de Recherche, nous forons inlassablement. Nous retournons les décombres en tous sens, remuant de nos mains nues chaque talus, d’immenses monceaux de fer, de verre, de terre et de chair cendrée aux effluves nauséabonds.

Quand nous croisons un premier congénère, hirsute, nous lui disons que nous sommes à la recherche de collègues disparus.

« De quoi parles-tu étranger ? »

Sa réponse nous ravive les méninges. Alors la raison, épisodiquement calmée, s’emballe à intervalles de plus en plus courts. À cet endroit, je ne sais parfois si je rêve ou non. Mon ami Alex brandit sa canne volatilisée jusqu’aux cieux et, battant férocement le vide de son extrémité, il s’adresse aux dieux :

« Tiens, Yahvé ! Tiens, Doux Jésus ! Tiens, Allah Akbar ! Monothéistes de merde ! »

Étrange mémoire humaine. À qui ce vieil homme clame-t-il si fort sa douleur ? Il n’y a plus âme qui vive autour. Ni rat ni vautour. Ni fée ni flore. Plus aucuns atours.

Nous continuons cependant d’avancer. Vers où ? « Là-bas » nous confortons-nous à tour de rôle. Là-bas, nous nous préparons à ce que la vie soit meilleure. La mémoire y sera précieusement protégée pour n’être transmise qu’aux sages parmi les plus sages.

Une hallucination… Le monde n’a jamais été qu’une mascarade. Fantasmagorie de chaque instant.

Drôle d’idée

Nous sommes le 7 janvier 2060 (calendrier grégorien) ou J7 an 27 (calendrier onien). S’adresser à un inconnu du Cosmos n’est pas une situation ordinaire. Je vous parle du futur. Celui qui aurait pu être le vôtre comme il fut le mien. Vieux philosophe nonagénaire, atypique, né en Italie dans l’Empire Europe sur la planète Terre en 1970, n’ayant pas pour habitude de raconter des histoires, même si chaque acte de la vie en compose un début, l’idée de vous conter nos mémoires, vient de ma compagne Moa :

« Sans l’élixir, on ne va pas faire long feu… On s’y met ?
— Là, maintenant ? Je n’ai pas vraiment d’idées…
— On en trouvera ! Déjà orienter le récit. Fin heureuse, dramatique ou en queue de poisson ?
— Queue de poisson !
— Oh, non ! C’est détestable, Toa. Oh… Tu as entendu ?
— Quoi donc ?
— La voix.
— Que disait-elle ?
— Je n’ai rien compris !
— Tu rêves…
— Peu importe. Alors… heureuse ou dramatique ?
— On verra !
Moa rit.
— Oki ! Alors tu commences ?
OK, cantiamo, perché dobbiamo farlo! Enfin espérons que nos paroles seront captées par d’autres êtres ayant de pareilles oreilles que nous ; que nos mots seront à la hauteur de ce que nous avons à dire et encore, qu’il en sera fait bien meilleur usage que par nos alter ego !!! Quindi, sì, diamoci da fare! »

*

Ma compagne Moa et moi sommes les derniers membres d’un groupe de six sachants terrestres que nous formions avant l’implosion de Terre-On. Actuellement, nous sommes assis sur du sable vert, face à l’océan rubis de cette dimension inconnue où nous venons d’atterrir après vingt-sept ans de survie sur On. Il est certain que le récit de nos aventures homériques, que je vous chante n’ayant plus que ma voix comme outil de communication, pourra paraître chimérique à un être rationnel, entendu pourvu de raison comme aurait dû l’être le Terrien — dit aussi l’Humain, habitant du globe terrestre durant des milliards d’années — avec lequel, postulat que j’adopte, des similitudes entre vous et nous doivent bien exister.

Sinon à quoi pourrait servir ma parole ?

Longtemps, j’ai tout consigné dans un journal intime. Il va sans dire qu’il m’a fallu un certain temps pour retrouver la catharsis des mots… Après le Ça (nous n’avons trouvé que ce terme pudique pour nommer l’Inouï, l’Impensable, l’Inénarrable survenu !!!) un bunker s’était dressé entre eux et moi. Mes premiers textes n’étaient qu’une pelote de fils décousus.

Depuis, vingt-sept années d’étrangeté se sont écoulées durant lesquelles tout fut mémorisé dans le moindre détail, parfaitement gravé dans ma boîte noire. Aujourd’hui, seuls mes rêves extravaguent.

Sournoisement.

Aussi, pour éviter tout dérapage, j’ai choisi de suivre une trame linéaire, déroulant de l’alpha à l’oméga, de la planète Terre à Terre-On, les phénomènes que nous n’avons pas entièrement vécus comme un conte car « il vient, parfois, un temps, dans l’itinéraire d’une vie où des événements extraordinaires se produisent… » — disait déjà Kenneth White, un de nos grands poètes…

Avant de poursuivre, je dois reformuler le vœu confié aux oreilles de l’Immaculé concepteur du monde : qu’il ait fait en sorte que vous soyez à même de décoder notre langage — chez nous c’était la tâche du cerveau — et que ce récit aura quelque sens pour vous…

Continuons donc !

Suite onirique

Dans d’autres rêves, je revis le moment de mes retrouvailles avec mon compagnon de l’horreur. Alors que, l’esprit absent, je suis des yeux le ballet macabre des rescapés, je reçois un sacré coup au ventre ! Mes yeux crient grand ouverts ! Alex n’aurait pas été sauvé ? Serait-il mort ?

©2024, Zoé Gilles