Temps de lecture : 13 minutes.
Mon retour sur l'exposition "Surréalisme" du Centre Pompidou 2024-2025.
J’ai déjà eu l’occasion de dire que l’exposition « Surréalisme » (Le Surréalisme d’abord et toujours) organisée pour la « célébration du centenaire du Manifeste » ou de « l’anniversaire d’un mouvement qui par son extraordinaire longévité de plus de quatre décennies dans l’histoire de l’art moderne… » (selon les documentations officielles) est… amarescente. Elle s’ouvre sous un grotesque portail, suit l’emprunt d’un couloir aux mensurations d’un tapis roulant dans lequel nos yeux peuvent capter le temps d’un éclair (pour ne pas causer de bouchon) les portraits des principaux acteurs du « mouvement » (Aragon, Breton, beaux gosses, etc.) avant d’accéder aux œuvres artistiques — quelques chefs-d’œuvre — d’artistes connus et moins connus (belle découverte de Delvaux, 1897-1994) selon un parcours thématique (rêve, chimères, machines à coudre et parapluies, etc.) d’où émerge soudain exposé dans un tombeau de verre ce qui est annoncé comme l’élément-phare : le Manifeste sacré de 1924 et autres publications. — Manifestons notre déception !
Cubisme, fauvisme, futurisme, romantisme, symbolisme…
Sur-réalisme.
L’or bretonnien m’a donné du fil à retordre… Après exploration, voici en quelques phrases-clés ce que j’en retiens : L’Être une continuité qui fait des bonds… * Surréalisme : un nouvel « isme » * Breton : dieu usurpateur ? * Art total et idéologie à part entière * Brauner * Clin d’oeil aux femmes * Humain, trop humain… * Être-objet…
L’Être : une continuité qui fait des bonds…
Au début du XXe siècle quelque chose de nouveau, qui se veut révolutionnaire, une « rupture », éclot dans l’art. Cette chose il faut bien la nommer… Impressionnisme, cubisme, fauvisme, futurisme, romantisme, symbolisme… Sur-réalisme. Le nouvel « isme » retenu, néologisme alors écrit en deux mots, est préféré à « Sur-naturalisme ». Quel en est le véritable inventeur ? Apollinaire-Picasso ? On dit majoritairement que Breton (1896-1966) l’a emprunté à Apollinaire (1880-1918), chantre des avant-gardes de l’époque, qu’il rencontra en 1917.
Le terme « sur-réalisme » paraît d’abord dans la préface composée par Apollinaire pour le programme du ballet Parade, en mai 1917. Il y suggère que l’alliance entre d’une part le décor et les costumes de Picasso, et d’autre part la choréographie de Massine, produit « une sorte de sur-réalisme ». Il va développer cette affirmation dans sa lettre à Léonide Massine, datée du 21 mai : « Des écoles il y en a suffisamment de par le monde, ce qui manque c’est un mouvement assez vaste pour absorber toutes les tendances modernes, dont ce qui a cette sur réalité qui est l’imprévu même et le moderne par essence. La choréographie et la musique sont par excellence des arts sur réalistes puisque la réalité qu’elles expriment dépassent toujours la nature ». Le terme figure également, sans trait d’union, dans un texte manuscrit intitulé « Le cubisme et “La Parade” », dans lequel Picasso cubiste est présenté comme le pionnier du surréalisme, car son cubisme est un genre de réalisme « en profondeur », opposé à « l’art superficiel et fugitif des imitateurs de l’impressionnisme »
Peter Read, Apollinaire et Les Mamelles de Tirésias, La revanche d'Éros
Picasso en a également revendiqué la paternité… Détail anecdotique de l’ambiance qui régna dans ce qui se voulait un collectif d’artistes.
Lors d’une discussion qui eut lieu en février 1933, Picasso prend ses distances par rapport aux peintres du mouvement surréaliste, dont il condamne le style académique mis au service d’un symbolisme onirique : « Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par “surréalisme” quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé : quelque chose de plus réel que la réalité » Picasso aurait donc inventé le terme de « surréalisme » lors de ses conversations avec Apollinaire au sujet de Parade en mai 1917. Apollinaire l’a adopté afin de définir un élément fondamental de son esthétique, applicable à tous les genres d’expression artistique. »
Peter Read, ibid.
Breton : dieu usurpateur ?
Tel qu’on nous présente majoritairement, encore aujourd’hui, et qu’on puisse le mieux retenir cette chose qui fut à l’origine un mouvement littéraire porté par un cercle restreint d’auteurs d’intentions et d’idéaux communs (Apollinaire, Aragon, Breton, Char, Eluard, Soupault, Crevel, Desnos…), le surréalisme a pris naissance sous l’influence du dadaïsme, mouvement réactionnel aux traumatismes de la tuerie 14-18, conduit par Tristan Tzara, écrivain roumain, dit Dada.
Ce n’est pas faux pour ce qui est de la chronologie de la diffusion du mouvement.
Mais loin d’être exact dans l’analyse de l’art. La Première guerre mondiale n’a été que l’étincelle qui enflamma un mal-être occidental profond déjà en place à la fin du 19e siècle, soit l’aspiration à « Transformer le monde » (Marx), « Changer la vie » (Rimbaud), une « Recréation » (Lautréamont) ou repousser celle qui, depuis la révolution industrielle et l’envahissement d’objets,
« ne paraissait plus mériter d'être vécue que là où le seuil qui sépare l'éveil du sommeil était usé par les passages en chacun, comme creusé par des images affluant massivement dans un sens et dans l'autre, la langue n'étant plus qu'elle-même, où le son et l'image et l'image et le son s'engrènent avec une exactitude automatique, d'une manière tellement heureuse qu'il ne reste plus une seule fente pour y glisser la petite pièce du "sens".
Walter Benjamin, Le dernier instantané de l'intelligentsia européenne, 1929.
« Fils bâtard de Freud et du symbolisme »
dit Paul Rafin ; j‘aime assez cette audace langagière : sans la science de Freud ni la germination des graines précédemment ensemencées par d’autres — citons Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé sur le plan littéraire ; de Chirico, Brauner, Max Ernst, Picasso sur le plan visuel — ce qui a éclos au début du XXe siècle n’aurait sans doute été (l’Être est une continuité…). On doit même ajouter — ce que j’ai peu fréquemment relevé, si ce n’est que dans une évocation de Giorgio de Chirico — le SURhomme de Nietzsche dont le Zarathoustra (long poème publié en quatre parties entre 1883 et 1885) avait déjà fait, au début du XXe siècle, un bout de chemin.
Une révélation peut naître tout à coup, quand nous l’attendons le moins, et peut être aussi provoquée par la vue de quelque chose comme un édifice, une rue, un jardin, une place publique, etc. — Dans le premier cas elle appartient à un genre de sensations étranges que moi, je n’ai observé que dans un seul homme : Nietzsche. — Lorsque ce dernier parle de la conception de son Zarathoustra et qu’il dit : j’ai été surpris par Zarathoustra, dans ce participe surpris se trouve toute l’énigme de la révélation qui vient soudainement.
G. de Chirico, Notes parisiennes 1911-1912
Sans oublier non plus l’influence des Anarchistes que l’on tait quelque peu ; Breton libertaire se définissait en trois mots (contradictoires dans les faits) « Amour, Esthétique, Liberté ».
"Nouvellisme" pour un art total : une idéologie à part entière
Idéologie
Il faut briser les règles.
Tout ce qui fait la littérature, le roman, la poésie, la phrase, la narration, la psychologie, la description, doit cesser d’obéir à des carcans normatifs.
Il faut exalter le rêve et l’inconscient : thème de prédilection. Libérer la pensée.
Abolir les frontières des genres et des esthétiques, mais aussi des nations.
Le surréalisme d’Apollinaire, comme celui de Breton, comporte une dimension éthique et sociale, formalisée dans les premier et second manifestes qui demeurent les monuments du mouvement.
Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. […] Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. […] Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination. […] C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve. Il est inadmissible, en effet, que cette part considérable de l’activité psychique (puisque, au moins de la naissance de l’homme à sa mort, la pensée ne présente aucune solution de continuité, la somme des moments de rêve, au point de vue temps, à ne considérer même que le rêve pur, celui du sommeil, n’est pas inférieure à la somme des moments de réalité, bornons-nous à dire: des moments de veille) ait encore si peu retenu l’attention.
André Breton, Manifeste 1924
SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
André Breton, ibid.
Aux yeux d’Apollinaire, l’esthétique est capable de marquer l’éthique des âmes et des institutions.
Prendre la Bastille ne renouvelle pas le monde : « Je sais que seuls le renouvellent ceux qui sont fondés en poésie. »
Peter Read, Apollinaire et Les Mamelles de Tirésias, La revanche d'Éros
Ce ne sera pourtant qu’après la guerre que s’affirmera la conscience politique du surréalisme qui créera des divisions.
« Surréaliste ». L’adjectif associé à ce nouvellisme est sans doute le mieux assimilé : synonyme de chimérique, fabuleux, fantastique, merveilleux… pour le positif et pour son autre facette, mystérieux, abscons, absurde, irrationnel.
Art total
De l’intellectualité littéraire à l’ensemble des arts.
L’expérimentation de l’automatisme de l’écriture initiée par le cercle originel du mouvement — faire ressortir dans l’écriture l’inconscient humain pour dessiner avec les mots le « fonctionnement réel de la pensée » (Breton) cause des troubles sociétaux — a fourni des œuvres originales : Champs magnétiques, Breton/Soupault ; Poisson soluble, Breton, préfacé à l’origine par le Manifeste du surréalisme, etc.
Moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, moins de larmes qu'il n'en faut pour mourir : j'ai tout compté, voilà. J'ai fait le recensement des pierres ; elles sont au nombre de mes doigts et de quelques autres ; j'ai distribué des prospectus aux plantes, mais toutes n'ont pas voulu les accepter. […] Avec la musique j'ai lié partie pour une seconde seulement et maintenant je ne sais plus que penser du suicide car, si je veux me séparer de moi-même, la sortie est de ce côté et, j'ajoute malicieusement : l'entrée, la rentrée de cet autre côté. […] Je consulte un horaire ; les noms de villes ont été remplacés par des noms de personnes qui m'ont touché d'assez près. Irai-je à A, retournerai-je à B, changerai-je à X ? Oui, naturellement, je changerai à X. Pourvu que je ne manque pas la correspondance avec l'ennui ! Nous y sommes : l'ennui, les belles parallèles, ah ! que les parallèles sont belles sous la perpendiculaire de Dieu. […].
Breton, Poisson soluble
Le mouvement littéraire a laissé de nombreuses œuvres, du surréalisme intégral d’André Breton au surréalisme engagé de Louis Aragon, en passant par Robert Desnos et Eluard sans oublier Queneau, Cocteau, Cendrars et comparses qui se trouvent en marge…
Art total, international, transdisciplinaire, vivant, l’art surréaliste, état d’esprit, s’est répandu dans toutes les sphères des arts.
Dans les arts visuels, prédécesseurs ou suivants ont rejoint à un moment donné le mouvement. Il serait laborieux de tous les citer… Certains n’entrent même dans aucune catégorie (Klee, ni surréaliste, ni cubiste, ni même abstrait).
Artiste qui me semble le plus authentique à l’esprit du surréalisme : Victor Brauner (1903-1966)
Le regard intercepte le monde pour porter la synthèse de son investigation au coeur même de notre être secret et universel, pour le soutenir, le nourrir et le fortifier dans sa lutte contre la violence destructrice de la réalité extérieure.
Victor Brauner
Clin d’œil aux femmes : Leonora Carrington, Dorothea Tanning, Kay Sage…
La peinture, c'est la création de la forme. On crée un corps ou une image. Un symbole est le corps réel d'une identité psychique. Un signe est un nom, un symbole est un corps. Et pourtant nous déformons et reformons le corps en même temps que nous le créons. Nous devons nous défaire de l'habitude existentielle d'exister sous une forme particulière, comme je le faisais quand j'étais folle.
L'écriture et la peinture sont comparables dans le sens où ces deux arts — et la musique également — sortent des doigts et intègrent des artefacts réceptifs. Le résultat, évidemment, est écrit, entendu ou vu à travers les organes réceptifs de ceux qui le reçoivent et qui sont censés "être" ce que ces différentes personnes perçoivent différemment. Il semble ainsi que toute introduction à l'art est assez dépourvue de sens, puisque n'importe qui peut penser ou vivre selon qui il est. Vraisemblablement, de toute façon, l'introduction ne sera pas lue. Une fois, un chien a aboyé devant un masque que j'avais fabriqué ; c'est le commentaire le plus honorable que j'ai jamais reçu.
Leonora Carrington.
Il y avait entre les surréalistes et moi beaucoup d'incompatibilités. Je n'aurais jamais pu supporter le dogmatisme, l'inquisition que le groupe mettait en oeuvre. [...] D'ailleurs l'idée de consacrer un numéro de votre revue aux femmes surréalistes implique une sorte de harem. Vous n'auriez pas pensé à faire de même pour les "mâles du surréalisme", n'est-ce pas ?
Leonor Fini
Le surréalisme « d’abord et toujours » revêt de fait autant de visages que ceux qui le représentent par la recherche d’une « rupture » dans les formes de l’écriture ou, beaucoup plus authentiquement, par l’emploi et la transformation des forces de l’imaginaire. Bien des auteurs pourraient ainsi sans chimère ou monstre (ce monde est révolu) « entrer » dans cette « classe particulière » comme Murakami… ou Alice Laloy ou J. Clet Martin et son livre peu quelconque « Et Dieu joua aux dés » : une aventure quelque peu surréaliste dans la géométrie spatiale de la pensée ou Abdelkader Benchamma, Prix Marcel Duchamp 2024, « J’essaie d’être au-delà de la vision », etc.
Humain trop humain...
Risque d’une idéologie : vouloir théoriser, plus encore politiser…
Les premiers actes du surréalisme sont provocateurs (ivresse de Dionysos sous drogues).
Plus curieuse demeure l’attitude de celui surnommé « Pape » du « mouvement » qui assumera, malgré lui selon lui, le rôle de chef de file. On ne peut être que heurté par son comportement paradoxalement contradictoire, d’après les opinions-mêmes des membres actifs (cas Desnos et autres), présomptueux (malaise Mallarmé, Camus : Sucre jaune) et intransigeant ayant conduit à de multiples évictions ou départs volontaires : Crevel est exclu du groupe dès 1925, Soupault en 1926, Artaud le quitte en 1927, Vitrac en est excommunié en 1928, tout comme Man Ray, Tanguy et Masson en 1929, Giacometti en est chassé en 1934, Char s’en va en 1935, Éluard et Ernst s’en séparent en 1938, Magritte rompt en 1946, Matta est évincé en 1948…
Enfin me reste à lire André Breton a-t-il dit passe préfacé par Annie Le Brun et je ne saurais honnêtement sous-estimer la contribution de l’homme et la valeur de son œuvre dans l’édification et l’essor de ce qui est aujourd’hui, à côté du symbolisme ou du réalisme (tranches de vie), bien au-delà d’un mouvement ou courant : une assise dans la libre expression artistique.
Être-objet : l’être devient objet dans l’œuvre.
Bon signe, mauvais signe ? En guise de conclusion je risque cette réflexion, non assertive, jaillie du visionnage de la profusion d’œuvres visuelles avant même de tomber sur ces quelques mots…
Je suis la naissance de l'objet.
Je suis la fin de l'objet.
Je suis le spectrre et l'appariton.
Tout commence et disparaît à travers moi, en moi...
Mais les hommes ont toujours eu peur du rêve et de l'inspiration aussi...
Je n'ai jamais eu peur de la liberté.
Victor Brauner