Il faut à un jeune écrivain une sacrée énergie et une confiance nette pour laisser libre cours à une telle profusion, pour donner à lire un texte qui diverge tant des lectures habituelles, qui oblige à une expérience radicale et qui assume son inconfort, son désordre particulier.
Hugo Pradelle (En attendant Nadeau).
Un tel commentaire m’avait incité à découvrir ce roman.
Lecture effectuée, j’y ai rien vu d’une expérience radicale ou d’un quelconque inconfort. Rien qu’un ravissement…
Jeune auteur impressionnant.
Sarabandes X est le deuxième roman de Corentin Durand âgé de 28 ans. Quelle est la frontière entre le vécu de l’auteur et son imaginaire ? Généralement indicible, c’est le genre de fiction où la question nous effleure… Vécu rapporté ? Recherches ?
Tout m’incite à découvrir son premier roman L’Inclinaison.
La « grande affaire » de Sarabandes X : Roman du relationnel
L’histoire : Atteint d’un certain vide existentiel et physique (trouble du sommeil), Pierre, un jeune homme qui avait été et s’était toujours tenu à distance du passé familial, se retrouve à la mort de son père à découvrir, malgré lui, ce passé paternel et pareillement embarqué dans une charmante histoire de pierres…
L’écrit : Une œuvre riche, originale, profonde. Dans une profusion d’aventures captivantes, le récit non linéaire, bien documenté, narre avec sensibilité et selon une émotion bien dosée l’histoire plurielle du père et du fils dans un passé et un présent où guerre, celle dite première d’Indochine, amitié, amour, douleur et sentiments, s’entrechoquent par à-coups. Ce choix de composition, peu ordinaire, nous promène alternativement, non sans profondeur, dans l’Indochine du début des années 50, la France du début des années 70 et les suivantes. Les décors sont vivants : caméra au poing ! Des originalités de style ne sont pas en manque (formes de narration successives). Et la poésie s’éclate…
Sur sa tempe droite, on avait découvert un simple baiser pourpre laissé par un calibre. Dans son crâne, une pâtée pour chien.
Sur cette terre, et pour longtemps encore, il n'y aurait que la souffrance et le ciel — et la jeunesse pédalant dans le soir tombant car, près de l'image, le néant séjourne.
Puis ils achetèrent chacun la même BMW R25. Ainsi, chevauchant ces deux insectes géant au corps chromé et rutilant, ils rattrapèrent bien vite l'esprit et l'odeur de la paix continentale.
Ce n'était pas exactement visible mais Paul-Bernard ne s'y trompait pas : son ami Angelo était sorti de ses blessures de guerre, certes, mais il périssait dans l'enfer tranquille de Saigon. Alors, en frère, Paul-Bernard insista pour qu'il rentre, qu'il chante, qu'il devienne Angelo Molino pour de bon. Paul-Bernard retrouva en cet instant la sagesse de Motton et encouragea ce qu'il y avait de meilleur chez l'autre. Il allait leur manquer, Motton. Qu'avait-il fait pour eux ? Les trouver, les rassembler, les sauver de la guerre, non pas seulement par la désertion, mais par un certain degré de folie indispensable. Ces livres à brûler qu'il leur avait intimé d'inventer, en dépit de tous les sacrifices. Motton, s'il n'était pas un héros, pas même exactement un lettré fiable, était au moins un de ces hommes qui portent et partagent l'intranquillité. Pareille qualité ne se place nulle part sur l'échelle de la morale et ne rachèterait pas ses errements. Néanmoins, combien d'hommes pourraient se vanter d'avoir, dans la boue d'une guerre, fabriqué deux artistes ?
Si Proust fut le premier (ou l’un des premiers si je songe à Musil) à exprimer les sentiments, Corentin Durand excelle tout particulièrement dans la démonstration de leur développement. L’histoire du père (Paul-Bernard, ex-reporter au service de la communication de l’armée française pendant la guerre d’Indochine et cinéaste porno par la suite) et de ses liens tissés aux différentes époques, qui s’entrecroisent et se perpétuent dans le temps dans celle du fils, constitue une sorte de creuset dans lequel puiser.
Magnifique roman de deuil, dit Hugo Pradelle, « non pas simplement d’un père ou d’une histoire collective que l’on efface car on peine à savoir qu’en faire, mais de ce qui nous permet même d’y avoir accès. Car la grande affaire du livre, ce n’est pas ce qui s’y raconte ou les formes narratives successives qui s’y découvrent, mais bien au contraire tout ce qui manque, qui, en creux, interroge des absences, des vides, des possibles. »
Ou encore Roman du manque « Car la grande affaire de Sarabandes X ne réside pas dans la multitude de questions ou de thèmes ou d’aventures ou de sentiments qui s’y déploient, mais dans la manière dont la littérature – le seul geste qui les fait frotter entre eux ! – permet de les envisager ensemble, comme le coin qui se loge dans une personnalité, dans un personnage. C’est que le livre est d’abord celui d’une personnalité qui se heurte à ce qui la dépasse. On y fait l’expérience, par le mouvement romanesque, de ce qui manque. »
Je trouve ces appréciations quelque peu débordantes.
Roman de deuil, de l’oubli, du détachement, la vie n’est-elle pas un long deuil dont seul l’humour nous extrait ? Ne le fait-on pas régulièrement à chacun de nos échecs ? Des départs ? Des renoncements ? Avant le prochain recommencement, malgré les blessures, l’épuisement ?
Quant au manque n’est-il pas existentiel ? Déjà celui de la première et pérenne solitude ?
La littérature, pas uniquement romanesque, a vocation à devenir « un espace d’ordonnancement de ce qui s’agite en nous, de ce qui trouble nos percepts, qui dérange nos existences. »
Dans cette fiction, inspirée par les vies de personnes réelles, Corentin Durand le réalise puissamment…