Le rêve d’un homme ridicule de Fiodor Dostoïevski : condensé-bijou.

Abrégé conclusif d’une vie…

« Oui, oui, à la fin, je les ai tous corrompus ! Comment cela put se produire, je ne sais pas, je ne m’en souviens plus très bien. Le rêve traversa des millénaires et ne me laissa que la sensation d’un tout. Je sais seulement que la cause du péché originel, c’était moi. Comme une trichine dégoûtante, comme un atome de peste qui contamine des pays tout entiers, ainsi moi-même, j’ai contaminé toute cette terre qui, avant moi, vivait heureuse et sans péché. Ils apprirent à mentir, ils aimèrent le mensonge, ils connurent la beauté du mensonge. Oh, peut-être cela commença-t-il innocemment, par une plaisanterie, une coquetterie, un jeu entre amoureux, réellement, peut-être, par un atome, mais cet atome de mensonge s’enfonça dans leur coeur et leur plut. Puis, très vite, naquit la sensualité, la sensualité engendra la jalousie, la jalousie — la cruauté… Oh, je ne sais pas, je ne souviens plus, mais, très vite, le premier sang jaillit ; ils s’étonnèrent, ils furent horrifiés et commencèrent à se disperser, se désunir. Parurent les alliances, mais, cette fois, les uns contre les autres. Commencèrent les querelles… (...) »

Etc. : querelles, reproches, pudeur, vertus, notion d’honneur, tortures, séparations, autonomie, individualité, ennemis, douleur, souffrance, Vérité, songe”, désir… et je passe les suivants…. Tout y passe.

Le résumé compendieux de moins de cinq pages de la partie V, dans lequel Dostoïevski retrace une possible chronologie de cause à effet du terrible avilissement humain, est un vrai bijou de lucidité constituant, à mes yeux, tout l’attrait de cet opus.

L’histoire : un homme qui se juge ridicule, d’autres le disent fou, las du monde, prépare son suicide. Mais une rencontre fortuite le détourne de son projet. Il rêve…

Ce texte a été écrit en 1877, en fin de vie. 

Le récit, très court, une cinquantaine de pages en format poche, est inclus dans le Journal d’un écrivain.

Journal d’un écrivain (3000 abonnés en 1877), sorte de gazette périodique, tenue à compter du 1er janvier 1873, interrompue entre 1874-1876, et reprise entre décembre 1877 et août 1880, dont le projet semble remonter, selon Emma Guillet, préfacière de l’opus homonyme publié dans la collection Rivages Poche, à la seconde moitié des années 1860,  publiait des textes de fiction sur les thèmes privilégiés de l’auteur (proches de ceux de Musil et autres grands de la même époque) dans lequel Dostoïevski (1821-1881) satisfaisait son besoin irrépressible de s’exprimer sur son temps dont les promesses lui semblaient immenses, de formuler ses convictions et ses rêves « jusqu’au bout ».

« A la fin, ils me dirent que je devenais dangereux, et qu’ils me mettraient dans un asile si je ne me taisais pas. Alors, la douleur pénétra mon âme avec une telle force que mon coeur se serra, et je sentis que j’allais mourir, et là… bon, et c’est là que je me suis réveillé. »

Le récit est découpé en cinq parties. 

J’y ai découvert le style propre à Dostoïevski (premier ouvrage que je lis de cet écrivain) que je trouve ici proche de celui de Montaigne avec, néanmoins, une singularité : un rappel, parfois, en fin de chapitre de l’énoncé de début dont l’effet est assez efficace. 

Le rêve en lui-même (III) est sans originalité particulière. Il emporte l’homme sur une terre heureuse débarrassée du « péché originel ».

«  Et finalement, je vis et je connus les hommes de cette terre heureuse. Ils vinrent vers moi d’eux-mêmes, ils m’entouraient, ils m’embrassaient. Les enfants du soleil, enfants de leur soleil — qu’ils étaient beaux ! Jamais je n’avais vu sur notre terre une pareille beauté dans l’être humain. Seuls, peut-être, nos enfants, les toutes premières années de leur vie, peuvent porter un reflet, même éloigné, même faible, d’une beauté pareille. (…). Oh, tout de suite, dès que je vis leur visage, je compris tout, oui, tout ! C’était une terre pas encore souillée par le péché originel, (…) »

Mais Dostoïevski aimait la vie par-delà sa souillure autant que Nietzsche, il ne saurait donc achever sa réflexion sans une note militante ardente :

(...) je marcherai, et je parlerai toujours, sans me lasser, parce que j'ai quand même vu de mes propres yeux, même si je ne sais pas redire ce que j'ai vu. Mais voilà bien la chose qu'ils ne comprennent pas, ceux qui se moquent : "Un rêve qu'il a vu, n'est-ce pas, un délire, une hallucination." Et ils trouvent cela malin ? Et ils en sont si fiers ! Un rêve ? Qu'est-ce qu'un rêve ? Et notre vie, elle n'est donc pas un rêve ? Je dirai plus : tant pis, tant pis si cela ne se réalise jamais, et s'il n'y a jamais le paradis (cela, quand même, je le comprends !), eh bien, moi, malgré tout, je continuerai de prêcher. (...) "La conscience de la vie est supérieure à la vie, la connaissance des lois du bonheur — supérieure au bonheur", voilà ce qu'il faut combattre ! Et je combattrai. Et si seulement tout le monde le voulait, tout se construirait d'un coup. * Quant à la petite fille, je l'ai retrouvée... Et j'irai ! J'irai !

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