Imaginer, désirer, espérer…

Jusqu’à présent, je n’avais éprouvé qu’exaspération envers certains comportements, suffisamment désillusionné par l’immesure individuelle à la panoplie incommensurable dans la propension et l’habileté furieuse à demeurer au bas de l’échelle de ce que nous appelions le “bien”. Jalousie, avarice, calcul intéressé, méchanceté, haine, complot, traquenard et autres démesures illimitées étaient le lot commun des “marchés” humains. Le nombre de manipulateurs, de plus en plus pervers, était devenu incalculable. En dépit des excuses atténuantes auxquelles l’on pouvait souscrire, je les jugeais bien trop endormis ou lâches ; pis, totalement indifférents à l’avenir de l’humanité… 

« Tous des Charlots ! » 

Lors de ma dernière conférence sur « L’Humain, l’Éthique et la Machine », qui contrait un odieux projet, j’avais tenu à souligner le rôle de l’individu, ce “roseau pensant”, composante principale de la société.

Je tins le discours suivant, des mots toujours ancrés dans ma mémoire…

« Arrivés au quart du IIIe millénaire, l’unique soif d’un trop grand nombre d’individus n’est plus, tristement, qu’esprit de luxe, d’apparat et de lucre associé au divertissement.

Ce comportement a sans doute empoisonné la planète depuis l’an 0 de tous les calendriers.

Malgré les “Lumières” révélées il y a deux siècles, et alors qu’une infinité de sentiers féconds non cachés s’offrent aux esprits, la plupart se laissent vivre dans une zone familière de pénombre entre entendement et abrutissement.

Pendant ce temps, la mégamachine humaine que nous avons créée, beaucoup plus maligne, s’autofabrique de toutes pièces préparant un monde sinistré. Par paresse, l’homo sapiens contemporain – œconomicus, logicus, ahumanus ou autres variétés de l’espèce faisandée – laisse les pleines commandes à la déraison du crabe étatique, ce nécrophage à l’appendice oculaire normalement à vue multidirectionnelle qui n’a plus dans son viseur que l’efficacité à générer pour ses offrandes au diable bicéphale limivore : la noble Science et ses applications accouplées à l’avide Finance : une machine à calculer ! Penser au-delà des chiffres ou du bout de son nez est devenu inutile au spécimen formé, trompé et traité comme la masse des objets sur lesquels les matérialistes exercent consciemment leur pouvoir : les technologies font cela si bien à sa place !

Si avide d’énergie, ce diable bicéphale, un duo infernal, éteint progressivement le peu des lumières qui brillent encore…

Jusqu’au seuil du IIIe millénaire, comparer, raisonner, juger et conceptualiser demeurait, en l’état de nos sciences, l’apanage de l’être. À tort ou à raison, cela permit à homo sapiens de se considérer supérieur à tous les animaux. Aujourd’hui, nos nobles sciences, qu’aucun frein ne retient plus, perdent un peu plus les pédales. Un temps bien trop long, la majorité a vu dans l’Intelligence artificielle une “évolution”. Notre géniale création, qui est de fait un simple prolongement de nous-mêmes, nous a cependant très vite surpassés grâce à ses propres progrès.

Heureusement, une différence notable persiste ! Compte tenu de l’absence d’autonomie de l’Intelligence artificielle –qu’elle ne pourrait même acquérir –, l’humain reste seul dépositaire des facultés nécessaires pour imaginer, désirer et espérer. L’individu sain d’esprit, non lâche ni vil ni hypnotisé, en nombre de plus en plus restreint depuis son préformatage aux algorithmes du marché humain, sait pertinemment qu’un  autre monde est possible.

Hélas, la curiosité intellectuelle et l’ouverture à l’autre, devenues obsolètes, ne circulent plus que dans de très fines couches de la population terrestre, favorisée ou non. 

Malgré l’instruction pour tous dont ils bénéficient aujourd’hui dans les meilleurs de nos continents-empires, les drôles préfèrent demeurer abrutis, fonçant toujours « plein(s) de déraison, vide(s) d’œuvres droites, puéril(s), poussé(s) par ses(leurs) désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la Terre. » 

Et du ciel ! puis-je ajouter mes mots à ceux, vieux de deux mille ans, du “faux Hippocrate” que je récite :

« De sa terre, il en ouvrait les veines, en fendait les mottes pour s’enrichir, en entassait le sable retiré de là. Et dans ses immenses cavités, fondant l’argent et l’or, ne cessant jamais d’en acquérir, se démenant toujours pour en posséder davantage afin de ne pas déchoir, il n’éprouve aucun remords à se déclarer heureux, lui qui fait creuser à pleines mains les profondeurs de la terre par des captifs enchaînés dont les uns périssent sous les éboulements d’un terrain friable tandis qu’interminablement soumis à cette contrainte, les autres survivent dans le châtiment comme dans une patrie. […] De leur terre maternelle, il en a fait une terre ennemie. Elle qui reste toujours la même. Il l’admirait et la foulait aux pieds… »

Jusqu’à ce qu’elle se rebiffe, insouciants mortels ! Envoyant les plus “chanceux” onir en Enfer… 

Ce pamphlet figurait dans les épitres rédigées par un sieur inconnu, aidé peut-être de complices. Le (ou les auteurs selon des pairs) était prometteur et fort lucide. Ces lettres rassemblées et publiées au début de la dernière ère terrestre firent s’exprimer Démocrite par des paroles dignes d’un grand romancier. Elles constituent une satire sur la déraison humaine devant être lues, disait son commentateur, comme le “Texte fondateur de la réflexion occidentale sur l’ambiguïté de la folie”. J’en connais plusieurs passages par cœur. Comme les milliers de vers, citations ou paroles de chansons que les créatures humaines emmagasinaient, murmuraient, nostalgiques, ou braillaient en masse revendiquant un changement sans jamais bouger individuellement le petit doigt : toutes n’étaient que des Charlots, quelle que fut la génération ! D’une actualité criante avant le Ça, je les avais données en pâture à mes étudiants. À l’époque, je me louangeais de l’initiative. Mais à part quelques rares génies, qui semèrent des chef-d’œuvres désormais irréversiblement perdus, nous devrons dire que la dernière espèce n’aura connu aucune évolution remarquable sur le plan personnel. L’appétit du dernier sapiens, que ce fut en Orient ou en Occident, était inapaisable et pour l’orienter en ce bas monde, ses étoiles étaient bien trop élevées… L’harmonie ou la conciliation, entre l’égalité et la diversité, n’aura jamais été le fort de l’humanité, privée d’états d’âme, mettrons-nous en exergue.

Il n’y avait en effet nul besoin d’être un “sachant” ou de l’aide d’experts pour connaître ce qu’expliquaient déjà les Anciens. Depuis la création du monde, bien au-dessus de la soif d’amour, ce trait d’union universel, l’appétence la plus vive et la plus constante d’homo sapiens aura été de disposer d’un pouvoir personnel et de richesses, le tout étant gagné dans la compétition ou la facilité pour les plus vils de ces ogres, attirés par le clinquant hallucinogène… La sensibilité, cette fondamentale spécificité de l’espèce biologique répertoriée dans les qualités supérieures, qui inspirait-expirait l’amour et le sacré, pas forcément divin, et les vertus en découlant, honnêteté, ardeur, audace nécessaire, générosité et mesure, ce bon gabarit de sagesse, étalon si cher à ma raison, tous ces concepts aussi vieux que le monde – des mythes forgés à partir du néant pour le bonheur des individus – sont demeurés des coquilles vides chez la plupart. D’ère en ère. L’Histoire le prouve… 

L’infirmité réelle de l’être, celui-ci naissant inachevé et devant se construire lui-même, fut de tout temps fabriquée de toutes pièces. À sa décharge, pour partie par la société humaine (politique, morale, religion) ; l’autre à sa charge : ses propres soins…

Était-il débile de nature ? Peureux ? Ou simplement vil ?

Nous devrons témoigner de sa singulière lâcheté : premier responsable de sa propre misère ! De tout temps, les peuples se délestèrent de la conduite de leurs biens intellectuels laissant le gouvernail à la religion, aux chamanes ou autres chefs de tribus. Rois de nations, césars ou fils du ciel d’empires, présidents et gourous, sages conseillers-experts ou guerriers révolutionnaires. Tous, à part quelques bons chefs, n’auront jamais autant multiplié les Lois et les Guerres et les drôles les suivaient béatement… Ce qui pouvait à la rigueur se concevoir pour l’individu des siècles précédents, généralement écarté de la connaissance, ne l’était plus au IIIe millénaire… Comment le dernier sapiens pouvait-il avancer sans yeux ni oreilles, privé d’une ferme pensée, se nourrissant d’opinions comme d’autres d’oignons ? Hannah Arendt, une célèbre consœur, avait nommé cela, j’ai déjà dû dire, la “Banalité du mal”. 

Ouais, ouais, ouvre les yeux, Toa… Celle-là mena tous les Charlots de la Terre par le bout du nez jusqu’aux portes de l’Enfer…

Je me sens perdu, plein d’une rancœur fortuite, tournée contre moi-même et les mascarades humaines. Qu’importait donc à “homo” tout ce dont on pouvait l’instruire ? L’homme perfectible n’a jamais été qu’une illusion ! Le cerveau humain ne tourna jamais à plein régime, encore moins rond ni même carré ! Malgré les connaissances acquises, les tabous, mythes et logiques vieux comme le monde, se transmettaient sans discontinuer.

Aujourd’hui, ils gravent le vide, comme hier la pierre-papier.

L’air de “I have a dream” résonne dans ma tête.

« Comment trouver un état d’égalité sociale qui ne soit ni communauté, ni enrégimentation, ni morcellement, ni anarchie, mais liberté dans l’ordre et indépendance dans l’unité ? » (Proudhon).

La Terre s’écroula sous le poids de la quadrature du cercle. Cette question posée au XIXe siècle attend toujours la réponse. Et fondamentalement, je suis quasiment certain qu’il y aura toujours sur la scène du théâtre magistral, pour jouer nos tragédies et comédies sans fin pour le divertissement de notre illustre créateur à jamais inconnu, ceux qui occuperont le devant, les divers groupes visant la prédominance de quelques-uns sur tous et, dans les coulisses, les autres, la masse des moutons, petites mains sans pensée gigotant entre deux figurations au mieux deux rebellions, bordée sur ses deux versants par le lot des individus faisant perpétuellement osciller les plateaux : ceux à la face sombre : les opportunistes de tous bords, affligés ou non de myopie, affaiblissant, dépouillant, frappant, tuant même sans vergogne, leurs pairs ; et ceux à la face plus lumineuse : les vaillants chevaliers combattant les injustices engendrées par leurs semblables. 

Apollonios Ordine.

©Soleil gris