CHANT SIDERAL I

RENAISSANCE

DRÔLE D’IDÉE

Nous sommes le 7 janvier 2060 (calendrier grégorien) ou J7 an 27 (calendrier onien). S’adresser à un inconnu du Cosmos n’est pas une situation ordinaire. Je vous parle du futur, celui qui aurait pu être le vôtre comme il fut le mien. Vieux philosophe nonagénaire, atypique, né en Italie dans l’Empire Europe sur la planète Terre en 1970, n’ayant pas pour habitude de raconter des histoires, même si chaque acte de la vie en compose un début, l’idée de vous conter nos mémoires, vient de ma compagne Moa :

« Sans l’élixir, on ne va pas faire long feu… On s’y met ?
— Là, maintenant ? Je n’ai pas vraiment d’idées…
— On en trouvera ! Déjà orienter le récit. Fin heureuse, dramatique ou en queue de poisson ?
— Queue de poisson !
— Oh, non ! C’est détestable Toa. Oh… Tu as entendu ?
— Quoi donc ?
— La voix.
— Que disait-elle ?
— Je n’ai rien compris !
— Tu rêves…
— Peu importe. Alors… heureuse ou dramatique ?
— On verra !
Moa rit.
— Oki ! Alors tu commences ?
OK, cantiamo, perché dobbiamo farlo! »

Il est certain que le récit de nos aventures homériques, que je vais vous chanter n’ayant plus que ma voix comme outil de communication, pourra paraître chimérique à un être rationnel — entendu pourvu de raison comme aurait dû l’être le Terrien dit aussi l’Humain, habitant du globe terrestre durant des milliards d’années — avec lequel, postulat que j’adopte, des similitudes entre vous et nous doivent bien exister.

Sinon à quoi pourrait servir ma parole ?

Ma compagne et moi sommes les derniers membres d’un groupe de six “sachants” terrestres que nous formions avant l’implosion de Terre-On. Actuellement, nous sommes assis sur du sable vert, sous un ciel ocre, face à l’océan rubis de cette dimension inconnue où nous venons d’atterrir après vingt-sept ans de survie sur On. Dans un coin du ciel soudainement bleu, un carnet étoilé (couvert de papier alu) est tombé. Il est vierge. Ma compagne m’incite à vous conter nos mésaventures depuis la première implosion de notre planète natale : la Terre, le plus bel astre de notre galaxie.

Longtemps, j’ai tout consigné dans un journal intime : mon pensum. Il va sans dire qu’il m’a fallu un certain temps pour retrouver la catharsis des mots… Après le Ça (nous n’avons trouvé que ce terme pudique pour nommer l’Inouï, l’Impensable, l’Inénarrable survenu !!!) un bunker s’était dressé entre eux et moi. Mes premiers textes n’étaient qu’une pelote de fils décousus ; depuis, vingt-sept années d’étrangeté se sont écoulées durant lesquelles tout fut mémorisé dans le moindre détail, parfaitement gravé dans ma boîte noire.

Aujourd’hui, seuls mes rêves extravaguent, sournoisement. Aussi, pour éviter tout dérapage, je choisis de suivre une trame linéaire, déroulant de l’alpha à l’oméga, de la planète Terre à Terre-On, les phénomènes que nous n’avons pas entièrement vécus comme un conte car « il vient, parfois, un temps, dans l’itinéraire d’une vie où des événements extraordinaires se produisent… »
C’est ce que disait Kenneth White, un de nos grands poètes disparus, dont la parole, immortelle, s’entend toujours…

Avant de poursuivre, je dois encore reformuler le vœu confié aux oreilles de l’Immaculé concepteur du monde : que cet Être suprême, s’il en est un, ait fait en sorte que vous, futurs auditeurs, soyez à même de décoder notre langage (chez nous c’était la tâche du cerveau) et que ce récit aura quelque sens pour vous…

Continuons donc !

L’IMPENSABLE

Dans l’après-midi du 30 janvier 2033, la vie terrestre s’interrompt. Il doit être vers seize heures. Je donne une conférence. D’un instant à l’autre, mon monde s’écroule ! Je ne vois plus rien. Tout est dissipé sous une épaisse fumée. Ma tête est un chaos où les hurlements du crissement de la ferraille, des éclats de verre et les craquements de corps déchiquetés s’enfoncent comme des clous. Des milliers de décibels m’estourbissent.

Je m’évanouis…

À mon réveil, c’est à nouveau l’horreur. Je crois avoir rêvé. Une bombe ? C’est la seule chose qui vient à mon intelligence : je suis dans un bourbier sans nom, recroquevillé sur le sol. Quel sol ? Le ciel fume. Par endroit, une myriade d’astres le crève.

Passé le temps de la stupeur, je dois faire face à l’évidence. La réalité est un cauchemar. Je suis seul dans un fatras de béton, de verre, de bois, de fer, de ce qui reste de ce qui fut le centre de conférences où je discourais… Et de chair. Mon corps semble entier. Seul mes esprits sont brouillés. Tout autour, je discerne des barres. Barres de chair qui ressemblent à la lettre H. Les segments multi-taille se détachent. Des milliards me mitraillent. Fragments éthérés des corps humains ? Ces corps adultes et ceux de leurs petits sont démembrés, décapités, puis furieusement emportés, envoyés valser dans l’orbe convulsée de Gaïa.

Cauchemar ? Je défaille à nouveau.

Combien de temps suis-je évanoui ? Sorti du second étourdissement, ma précédente vision, non onirique, flotte derrière mes paupières. Les maintenant fermées je respire profondément. Mes poumons recrachent aussi sec une fumée âcre tandis que mes yeux dilatés filment la même monstruosité. Cette fois, dans le silence d’un vide sidéral…

Aux alentours je n’entends plus rien. Pas un pleur. Pas un gémissement. Pas un cri. Pas un souffle. Rien. Nul signe de vie.
Suis-je mort ? Ou sourd, resté seul au monde ?
Un ange noir me ferme les yeux.

Mais les dieux sont parfois miséricordieux…

(…)

©2024, Zoé Gilles